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toujours un sentiment très vif à l’aide de la rhétorique que nous connaissons déjà : il appelle « or » la nouvelle Charlotte, comme il l’appelait l’ancienne Lotte d’or ; elle est un « ange » de même espèce ; il prend pour elle, au début, le ton décousu qu’il donnait, en quittant Wetzlar, à ses billets à Kestner :

« Toi seul être féminin que j’aime encore dans la contrée, et toi seule qui me souhaiterais le bonheur si je pouvais avoir quelque chose de plus cher que toi. — Comme je serai heureux là ! — ou malheureux ! Adieu ! — Viens, et ne fais voir mes lettres à personne. Seulement-NB le NB. Je te le dirai de bouche, parce qu’il est inutile de le dire. Ade, auge. »

Ainsi, jusqu’à ce que s’établisse la régularité d’une liaison pour ainsi dire officielle.

Quelle fut la vraie nature de cette liaison ? Les critiques ne sont pas d’accord. Les plus malveillans ne ménagent point à Mme de Stein les soupçons et les reproches ; d’autres voient dans l’affection que lui voua Goethe, et qu’elle lui rendit, un attachement tout intellectuel, une liaison mystique qui n’eut rien de coupable. Les plus indulgens reconnaissent sans doute que Mme de Stein alla « jusqu’aux extrêmes limites de ce qui est permis »[1] ; mais ils affirment qu’elle ne les dépassa pas. Le problème est de ceux qu’il est facile de discuter, impossible de trancher : je reconnais volontiers que les apparences ne donnent point raison aux avocats de la nouvelle Charlotte ; que l’âge de Goethe, son ardeur, ses habitudes d’esprit, la facilité de ses mœurs, la nature de ses écrits, sont autant d’argumens qui contredisent la légende de son platonisme ; que Mme de Stein, mère de sept enfans et de sept ans son aînée, témoigna, en recevant ses premières déclarations, d’une grande légèreté ; que les tendances morales du siècle en général, celles de la cour de Weimar en particulier, n’enfermaient point une liaison comme la leur dans des « limites » très rigoureuses. Mais tous ces argumens ne pourront jamais constituer qu’une forte présomption ; et après tout, il n’y a point de raison péremptoire pour que Goethe ne se soit pas plu à recommencer l’aventure de Pétrarque : bien qu’il n’eût ni la pureté de cœur, ni la piété de l’auteur des Triomphes, il était assez curieux de sensations de toutes sortes pour s’en tenir, avec une personne dont il avait de confiance admiré l’âme sur sa silhouette, aux délices raffinés du platonisme : le

  1. Le mot est de Düntzer, qui s’est fait le champion déclaré de la vertu de Mme de Stein dans une longue série d’ouvrages et d’articles. Voir entre autres Charlotte von Stein, 2 vol. in-8o, 1874, et Charlotte von Stein und Corona Schröter, in-8o, 1816.