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ce qu’il peut toujours redevenir pour nous. Il est encore des âmes sympathiques, qui se rencontrent et jouissent ensemble de ce bel univers. Il ne faut, mon ami, que changer un seul mot dans la devise : « Ce qui est convenable est permis. » — Cela n’est plus du tout la même chose. Aussi Tasse proteste-t-il, mais sans avoir le dernier mot, qui reste à la princesse. C’est que Gœthe est maintenant avec elle. L’homme qui, dix ans auparavant, se passionnait avec tant d’ardeur juvénile pour la justice élémentaire des Raubritter est bien près déjà d’être celui qui dira : « J’aime mieux commettre une injustice que supporter un désordre. »

On doit remarquer encore dans Tasse les traces d’un autre conflit que Gœthe connaissait aussi, et qu’il s’efforce, dirait-on, de décrire de très haut, sans prendre parti, en observateur tranquille et rassuré : la lutte éternelle qui sévit entre les êtres d’espèce différente, les uns inclinés au rêve, amans de la chimère, toujours prêts à se perdre pour elle ; les autres, vrais fils de la terre, épris des biens positifs dont elle est féconde, trop curieux des meilleurs chemins pour hiver jamais les yeux vers les nuages. Par le fait des circonstances qui, en le poussant à Weimar, le transformèrent en secrétaire d’Etat, mais plus encore par l’œuvre même de sa nature si diverse, où se réunissaient tant de contrastes, Gœthe appartenait à ces deux catégories d’hommes, et simultanément il était poète et ministre. Il savait, par propre expérience, quelles sont pour un rêveur les difficultés de la vie pratique et d’où viennent les obstacles qui les aggravent encore ; il se souvenait des adroits efforts de M. von Fritzsch pour l’arrêter dès les premiers pas dans sa carrière officielle ; il se rappelait aussi les sacrifices faits aux « affaires » par son ambition d’écrivain, tant de plans abandonnés dans ses cartons, tant de projets délaissés que seuls les loisirs du voyage lui permettaient enfin de reprendre. Et une fois de plus, selon la méthode qu’il connaissait déjà, il se dédoubla. A côté de la figure de son protagoniste, il en plaça une autre, qui la compléta en lui faisant contraste. Antonio Montecatino, en effet, ne représente pas seulement les ennemis historiques qui poursuivirent le Tasse de leurs rancunes : Pigna, Guarini, et l’authentique Montecatino, lequel, avant d’être secrétaire d’Etat, avait été professeur de philosophie à l’académie de Ferrare : il représente encore, et surtout, l’autre face de l’éternel Moi que Gœthe décrit sous les traits de son héros. Il est à Tasse ce que Weislingen est à Gœtz, ce que Méphistophélès est à Faust, son complément, l’ombre inséparable qui dépend de lui, bien qu’elle semble le contredire ou même le railler ; telle, dans la vieille légende, l’ombre moqueuse de Marcolf suivant le grave roi Salomon. L’un est ardent, l’autre froid ; l’un rêve sans