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faut. » L’Allemand est aux petits soins pour le client. Il respecte ses goûts, ses manies (qu’est-ce que ça lui fait ? ), et le client lui en sait gré, lui achète aujourd’hui un mouchoir, demain un couteau, après-demain une locomotive. Ce ne sont point des expressions symboliques. Lisez plutôt : « Il y a bien des années, l’Angleterre exportait en Russie des quantités considérables de mouchoirs rouges, qui servaient surtout de mouchoirs de tête pour les femmes. Ils étaient de forme oblongue. Les femmes russes les auraient voulus carrés, et le Lancashire avait été informé de leur désir ; mais le Lancashire se trouvait meilleur juge, d’autant qu’un changement de forme impliquait un changement d’outillage. Les jeunes filles russes continuèrent donc à maudire leur coiffure, jusqu’au jour où leur tristesse fut changée en joie par l’arrivée d’un commis voyageur allemand. Aujourd’hui, leurs têtes sont toujours égayées de mouchoirs pourpres ; mais ils ne viennent plus de Manchester. »

Autre anecdote, tirée d’un rapport (1894) du consul anglais à Belgrade. — Le Serbe est très conservateur pour les objets de ménage, très attaché aux formes et aux modèles que lui ont transmis ses pères. Il tient beaucoup plus à avoir un couteau à l’ancienne mode qu’un couteau mieux trempé, mais d’une forme nouvelle, et ce n’est pas pur caprice de sa part ; étant donné sa manière de s’en servir, il se coupe moins les doigts avec le vieux modèle. Les fabricans anglais n’ont jamais voulu se soumettre. Survint un Allemand, qui s’empressa de copier un vieux couteau. Les siens ne coupent pas, et ceux des Anglais coupent ; mais ce n’est pas l’important. « La question de modèle est également décisive pour les autres instrumens, » ajoute le consul anglais. Morale de l’histoire : en 1893, l’Allemagne a exporté en Serbie pour 1 296 £ de coutellerie et d’outils, l’Angleterre « pour moins de 10 livres sterling ».

Ce n’est pas non plus le négociant allemand qui humilierait et découragerait le client en refusant les petites commandes. Il laisse ces façons désobligeantes au gros bonnet de la Cité, qui trouve volontiers que « l’affaire n’en vaut pas la peine ». Imprudent gros bonnet, qui laisse aux Allemands le soin d’appliquer le proverbe anglais : « Prenez garde au sou ; la pièce d’or se surveillera toute seule. » L’Allemand prend garde à son petit sou, et il est récompensé une fois de plus de sa modestie : « Les grandes maisons anglaises veulent de grosses commandes. Dans leur dignité empesée, leur dédain de myope pour les expansions possibles, elles méprisent les petites, les abandonnent généreusement aux maisons allemandes, qui sont lestes à les happer au vol, quelque