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hommage à Balzac ; elle presse M. Rodin d’achever la statue attendue depuis cinq ans. M. Rodin se presse lentement. Il ne veut rien livrer qui ne soit digne de Balzac et de lui-même. Il s’entoure de documens, visite la Touraine, collectionne les types, entasse les projets : la statue sera prèle l’année prochaine. Pour donner plus de vie à son œuvre il fait poser un industriel parisien dont la ressemblance avec le grand romancier est bien connue. Sur ces entrefaites, il retrouve les traces d’un vieux tailleur qui avait autrefois confectionné des pantalons et des gilets pour Balzac. Ce tailleur avait gardé les « mesures » de son client : il reçoit la commande d’un « complet ». Cela prend du temps ; mais tout sera fini à Pâques assurément. Jusqu’ici le statuaire avait « vu » son Balzac assis ; après réflexion, il se décide pour un Balzac debout. La Trinité se passe, la Société des gens de lettres s’impatiente. Mais alors les amis de M. Rodin se fâchent et invitent avec aigreur les gens de lettres à ne plus fatiguer l’artiste de leur insistance qui est du plus mauvais goût… Les statues ont leur destin. Celles dont l’érection ne constituerait pas un scandale ne naissent pas viables.

Nous savons bien ce qu’on ne manquera pas de nous répondre. On nous accusera de n’avoir pas tenu compte des mérites, des vrais titres de gloire, des services rendus. Pour notre part, nous ne songeons guère à refuser à tous ceux dont le passage a laissé sa trace dans l’histoire la large justice qui leur est due. Nous n’ignorons pas que le prévôt des marchands a été en son temps une manière de précurseur et que le mouvement des communes a par la suite porté ses fruits. Nous savons que Dolet fut un des meilleurs lettrés de son temps et nous n’avons garde de renier ceux en qui se personnifie le mouvement de la Renaissance. Diderot a sa place dans la suite de notre littérature et nous n’oublions pas qu’il a pressenti le transformisme. Danton est homme d’État et diplomate, et, pourvu qu’on ne nous parle plus de sa « bonté » et qu’on nous fasse grâce du mot de Royer-Collard sur sa « magnanimité », nous n’avons pas la sottise de contester ce qu’on lui doit pour la défense de nos frontières. Nous sommes prêts encore, si l’on y tient, à avouer qu’aux heures de révolution la conscience s’obscurcit et il est trop évident que nous sommes tous en partie dépendans du milieu où la destinée nous a placés, des conditions dans lesquelles s’est exercée notre action. Mais c’est à l’histoire qu’il appartient de traiter ces questions ; elle peut louer l’homme qu’elle a en même temps le pouvoir de blâmer ; elle a dans ses libres discussions le moyen de tout dire. Les leçons de la place publique et de la rue n’ont ni la souplesse ni la variété de celles de l’histoire ; c’est M. Camille Pelletan qui le faisait remarquer hier à propos du buste de Charette[1]. Il reconnaît volontiers que la guerre de Vendée a eu

  1. Dans l’Éclair du 29 août.