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l’ermite chagrin de Friedrichsruhe, a vécu assez pour assister à cette alliance du turbulent coq gaulois et de l’aigle russe qu’il avait, durant vingt ans, tout fait pour prévenir. Nous sommes loin de l’époque, pourtant si voisine, des exclusives entrevues des trois empereurs. Et c’est le tsar Alexandre III, le plus obstinément conservateur des souverains, le plus défiant des choses de l’Occident et de l’esprit nouveau, qui n’a pas craint, à Cronstadt, d’offrir la main à la République française sur le pont du Marengo, tant le rapprochement de la France et de la Russie était écrit, d’avance, dans la nouvelle carte de l’Europe. Et en passant, aussi délibérément, par-dessus le préjugé des cours, en séparant ainsi sa politique étrangère de sa politique intérieure, en ne craignant pas, lui, l’autocrate convaincu, qui, entre une constitution et les bombes, avait opté pour les bombes, d’entendre debout, tête nue, la Marseillaise, Alexandre III s’est montré plus clairvoyant, plus politique, plus homme d’État que son grand-père Nicolas Ier, adversaire implacable de la Révolution et des gouvernemens issus de la Révolution. A l’inverse de Nicolas Ier, que, au dedans de son vaste empire, il semblait avoir pris comme modèle, Alexandre III a compris que, pour l’autocratie russe, c’était une tâche ingrate que de se faire le paladin de la légitimité ou le gendarme de l’Europe monarchique ; il a senti que, même coiffée du bonnet phrygien, la France restait la France, c’est-à-dire un État essentiel à l’Europe et au monde ; et pour s’allier à la République, il a noblement fait taire ses préférences de souverain et ses répugnances dynastiques, n’écoutant que l’intérêt de l’Europe et les besoins de ses peuples.

Cette entente des nécessités du temps présent, le feu tsar l’a transmise à son fils, héritier de sa politique aussi bien que de sa couronne. Ainsi, en dépit du contraste de leurs institutions, malgré l’opposition de leurs procédés de gouvernement, non moins que de leurs formes de gouvernement, s’est nouée, entre la troisième République française et le tsarisme russe, une alliance qui a survécu à son fondateur, et qui, vieille à peine de cinq ans, semble déjà, avec le nouveau règne, entrée dans les traditions de la chancellerie impériale.

Cette alliance, officiellement scellée par la visite du tsar autocrate, quel en est l’esprit ? quel en est le but ? Va-t-elle, comme le craignaient les sages, comme s’en flattaient les téméraires, couper décidément l’Europe en deux camps, et lancer, les unes contre les autres, les armées qui veillent à la frontière des États ? Non, tout au contraire, ce qu’on avait pris de loin pour un instrument de guerre s’est montré un agent de pacification. L’entente de la