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pourtant pas le droit de les oublier. A travers le bruit des réjouissances publiques, notre pensée se reporte en secret vers eux, se demandant si, de toute cette allégresse nationale, quelque chose ira traverser les Vosges. Mais mieux vaut ne pas donner aux autres, amis ou ennemis, l’importun spectacle de nos regrets persistans et de notre impuissante douleur. Laissant de côté nos blessures et nos souvenirs, à nous, Français, si nous songeons à autrui, comme aux beaux jours de notre puissance, s’y est longtemps complu la générosité française, n’y a-t-il pas, en Europe, ou au seuil de l’Europe, des hommes, des chrétiens, des peuples, nos parens par l’origine et par tous les élémens de la civilisation, dont l’Europe officielle a vu couler le sang à flots, sans savoir ou sans pouvoir rien faire pour les sauver, ou les venger ? sans avoir rien trouvé de mieux que de fermer l’oreille à leurs gémissemens, et de détourner la tête pour ne pas voir ce qu’elle aurait eu honte de n’avoir su empêcher ? De tout temps, il est vrai, par imprévoyance, par impuissance, ou par complicité, le concert européen a laissé s’accomplir, sous son couvert, bien des violences et bien des vilenies. La diplomatie ne peut parer à tout ; justement éprise de la paix, elle a toujours eu coutume de sacrifier les petits à l’entente des grands. Elle a le droit de renvoyer à l’histoire qui aurait la naïveté de lui en faire un reproche ; n’importe, la diplomatie européenne n’a pas lieu d’être bien fière. C’est au moment où l’Europe reprenait conscience de son unité et apprenait, de nouveau, à agir ou à parler en commun que se sont perpétrés, au grand jour, en des pays de longue date confiés à sa vigilance, les plus horribles massacres qu’ait jamais éclairés le soleil. Il y a une capitale que, dans son tour d’Europe, le jeune tsar se gardera de visiter, — celle vers laquelle ont semblé s’allonger plus d’une fois les serres de l’aigle impériale, celle que le poète de Moscou réclamait jadis comme faisant partie de l’héritage de la Russie.

Dieu veuille que, chez nous, au moins, durant les dernières étapes de son voyage à travers les cours et les peuples, le jeune empereur n’entende pas percer, à travers les hourrahs de nos foules françaises, les gémissemens lointains de nouvelles victimes et le vain cri d’appel de ces chrétiens d’Orient sur qui, toutes deux autrefois, France et Russie, se croyaient, de par le ciel et de par leurs ancêtres, la mission d’étendre une main protectrice ! Qu’aucun bruit sinistre, aucun deuil importun ne vienne troubler la joie des deux nations ! Mais n’assombrissons pas ces jours de fête ; éloignons de nos yeux le fâcheux spectacle des douleurs que nous ne pouvons soulager ; jouissons des splendeurs et des magnificences de l’heure présente ; et pendant qu’on massacre en Orient,