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aux dessous malpropres, et dont les bénéfices incertains ne compenseraient pas les dommages causés à la morale publique et au bon renom de notre administration. Le chauvinisme s’en mêlait, et les plus ardens allaient disant que les concessions faites étaient entachées de fraude et de corruption, que l’Algérie était en voie de passer aux mains des capitalistes anglais et des ouvriers italiens ; que si la France savait conquérir, elle était inhabile à exploiter, et que, dans notre incurable insouciance et notre infinie naïveté, nous travaillions toujours et partout pour d’autres qui s’enrichissaient à nos dépens. Une visite à Tébessa pouvait seule permettre de dégager la vérité de ces assertions contradictoires.

De Constantine, je gagnai le Kroubs, point de jonction des voies ferrées de Biskra et de Tunis. Au Kroubs, le paysage plus riant devient plus boisé. Les vergers apparaissent ; des bouquets d’eucalyptus encadrent de leur maigre feuillage les maisons carrées des colons, gardant de leur origine première des allures de forteresses, les longs hangars troués de meurtrières. Sur les pentes fissurées et ravinées des montagnes se déploient des forêts de chênes-liège, de pins d’Alep et de chênes verts. Au long des rivières aux eaux rares, les lauriers rabougris étalent leur sombre verdure mouchetée de fleurs roses ; dans la plaine, le Kabyle promène sa primitive charrue dont le soc égratigne la terre ; les bœufs paissent l’herbe courte ; l’automne est venu ; hommes et bêtes, tout se meut lentement sur ce sol qui, lui-même, se repose. Guelma se dresse au flanc d’un coteau dominant une plaine fertile qu’encadrent à l’horizon lointain des montagnes boisées et de vertes collines. La voie ferrée, courant au long des crêtes, surplombe un vaste panorama de collines et de plaines, avant d’atteindre Souk-Ahras, point de départ de la ligne de pénétration qui, plus au sud, se termine à Tébessa.

À Souk-Ahras se concentrent, avant d’aller gagner le port de Bône, les produits de la région de Tébessa ; les céréales et les bois, le liège et les bestiaux, et surtout les phosphates, dont 550 tonnes arrivent quotidiennement, donnant à la gare une importance croissante et un trafic des plus actifs. Sous cette impulsion, Souk-Ahras — où naquit saint Augustin et qui fut, sous le nom de Thagasta, un établissement militaire romain — se métamorphose, rappelant sous son nouvel aspect les villes américaines naissantes. N’était l’élément indigène, on pourrait se croire brusquement transporté dans un bourg prospère du Far-West ; mais cet élément prévaut, représentant, comme l’Hindou en Asie, le nègre dans les États-Unis du sud, le Chinois partout où il