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l’œuvre. Dociles et modestes, ils doivent, sans jamais faire montre de leur virtuosité, se subordonner à l’ensemble et accepter aveuglément la direction que leur imprime leur chef. Celui-ci, musicien consommé, au courant des traditions, les tient sous sa main avec l’autorité que lui assure une capacité reconnue et acceptée de tous. Se faisant comprendre et obéir, il peut à son gré les presser ou les maintenir, en les animant de son esprit. Tout en demeurant jusqu’au bout maître d’eux et de lui-même, il a pour mission de faire converger vers la perfection l’effort réuni de toutes ces intelligences et de tous ces talens.

Mais cette pensée que l’orchestre interprète avec tant de soins, d’où est-elle venue au compositeur ? Quelle inspiration la lui a fournie ? Ces idées, les formes qu’elles revêtent, la coupe de chacun de ces morceaux, la proportion de ces différentes parties, l’ordre dans lequel elles se produisent, comment tout cela lui a-t-il été révélé ? Sans doute, ses devanciers lui ont tracé la voie ; mais à quelles réalités répondent ces déterminations diverses ? qui a dicté ces règles et quelle est leur justification ? Comment chacun, suivant son génie propre et suivant l’idée qu’il se faisait de son art, a-t-il démêlé ce qu’il fallait emprunter au passé et ce qu’il pouvait y ajouter lui-même d’inspirations nouvelles, pour réveiller dans nos âmes d’intimes résonances et se faire comprendre de nous ? Et parmi tant d’étrangetés déjà accumulées, laquelle enfin est la plus étonnante sinon ce public lui-même qui, pour se procurer des jouissances aussi fugitives, consent à s’enfermer dans des salles où pressé, condamné à une immobilité absolue, il écoute, pendant des heures entières, avec une attention religieuse, ces successions de formes musicales qui ne répondent à aucun objet défini ; que bien des fois déjà il a entendues, mais qu’il ne se lasse pas d’accueillir par les témoignages répétés de son enthousiasme ou par ces émotions profondes et silencieuses, dont l’imperceptible frémissement demeure pour un orchestre la plus flatteuse des approbations. Par quel charme mystérieux se sent-il donc attiré et comment des impressions qui sont sur lui si puissantes restent-elles cependant si vagues que chacun est libre de les interpréter à son gré ? Tandis que dans les arts du dessin nous trouvons sinon une utilité formelle, du moins une intention nettement formulée et une part d’imitation dont les plus ignorans eux-mêmes sont juges en quelque manière ; tandis que dans la musique dramatique l’action, le jeu des acteurs, la beauté des voix et la richesse de la mise en scène offrent au spectateur des situations clairement définies et des élémens de nature si variée, ici tout est flottant, indéterminé, tout repose sur des conventions