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de la mue, forcé de renoncer à cette existence régulière, il avait dû, pour satisfaire ses inclinations, courir les rues de Vienne, enrégimenté tour à tour parmi les bandes d’exécutans qui battaient le pavé de cette capitale. Dans cette situation infime, il avait pu cependant apprendre à jouer de divers instrumens et par conséquent se rendre compte du rôle que chacun d’eux doit tenir dans l’orchestre. Désireux avant tout de s’instruire, il prélevait sur ses modestes gains de quoi se procurer les livres qu’il jugeait indispensables à son avancement, et un jour que son père lui avait envoyé une somme de six florins pour remettre un peu en état sa garde-robe, il l’avait consacrée à l’achat des Traités d’harmonie de Fux et de Matthesson. Ses études solitaires occupaient tous ses loisirs, et il demeura toute sa vie tellement passionné pour le contrepoint que plus tard le seul ornement dont fût parée sa chambre à coucher était une suite de quarante-six canons trouvés par lui et qu’il avait fait encadrer pour en tapisser les parois. Mais il n’avait pas, à ce moment, beaucoup de temps à employer à ces exercices. Quel profit, du reste, aurait-il pu tirer de cette vaine scolastique à laquelle se consumaient des théoriciens tels que Marpurg et Kinberger qui, négligeant les enseignemens de Bach, traitaient la fugue en véritables manœuvres, décomposant chaque thème avant de s’en servir, afin de voir si dans cette désarticulation ses divers élémens se prêtaient bien à la strette, au renversement, à toutes les combinaisons harmoniques en vogue à cette époque. Haydn ne se laissa pas absorber comme eux par cette gymnastique stérile. Il avait quelque chose à dire, et ces formes auxquelles ils s’étaient bornés, qu’ils avaient étudiées et pratiquées pour elles-mêmes, il les fit servir à l’expression de sa pensée.

Suivant les modèles laissés par Emmanuel Bach, dont il avait fait une étude toute spéciale, il composa des sonates et des cassations qui attirèrent sur lui l’attention des connaisseurs et lui valurent d’être nommé successivement maître de chapelle d’un seigneur bohème, le comte Morzin, puis du comte Nicolas Esterhazy, dans la famille duquel il resta pendant trente ans. Vivant à Eisenstadt, au milieu d’une nature dont il sentait les beautés, Haydn avait trouvé dans cette retraite les conditions les plus favorables au développement de son talent. Il était désormais à l’abri du besoin et s’accommodait d’une quasi-domesticité qu’il ne croyait en rien incompatible avec sa dignité d’artiste. Tous ses efforts tendaient à s’acquitter en conscience des obligations de sa charge. A ses débuts, la musique ne jouait qu’un rôle assez effacé dans la vie des grands seigneurs qui l’avaient recueilli : les quelques morceaux exécutés pendant les offices religieux ou les