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même, pour fêter le deux-centième anniversaire de sa naissance, deux villes, Venise et Würzbourg, ont ouvert des expositions de ses œuvres : deux villes ou plutôt deux nations, car l’Italie entière a pris sa part de l’exposition de Venise, et l’exposition de Würzbourg a eu un caractère plus solennel encore, organisée avec le concours de tous les musées d’Allemagne, sous le patronage direct de l’Empereur et du Régent de Bavière[1].

Toutes deux, du reste, ont eu un succès extraordinaire ; et les revues italiennes abondent, à ce propos, en articles petits et grands, qu’il serait intéressant de mettre en regard des appréciations portées naguère, en Italie comme en France, sur l’œuvre et sur le talent du « dernier Vénitien ». La comparaison prouverait d’abord, sans doute, combien la critique d’art est toujours difficile, et combien ses jugemens les plus catégoriques courent encore de risques d’être démentis. Universellement méprisé il y a cinquante ans, peu s’en faut que Tiepolo ne soit aujourd’hui universellement admiré. Ceux mêmes qui refusent de voir en lui « l’émule du Véronèse » s’étonnent qu’on ait pu jadis lui préférer Batoni ; son nom figure désormais dans tous les manuels ; musées et collections particulières se disputent ses moindres esquisses ; et déjà de jeunes tiépolistes se sont trouvés qui ont fait pour lui seul le pèlerinage de Venise. Ainsi les générations, en se succédant, apportent aux choses de l’art un goût et des sentimens contraires.

C’est là, assurément, une vérité fort ancienne ; mais aucun exemple, depuis longtemps, ne l’avait confirmée avec tant d’éclat. Et pour ancienne qu’elle soit, d’ailleurs, toutes les occasions sont bienvenues à la remettre en mémoire. N’est-ce point faute de se la rappeler, ou faute de réfléchir à ses conséquences, que tant d’excellens esprits réclament tous les jours pour nos musées ce qu’ils appellent une « épuration », et qui serait en réalité la plus imprudente et la plus fâcheuse des mutilations ? Car on entend bien que c’est surtout aux représentans des écoles démodées, aux élèves de David, à Le Sueur, aux peintres de Bologne, qu’en veulent ces trop zélés protecteurs du Louvre. Les œuvres de ces peintres ayant cessé de leur plaire, ils trouvent scandaleux qu’on s’obstine à les conserver ; et volontiers ils proposeraient l’échange de tous les Guide et de tous les Carrache pour quelque Vierge un peu authentique de Carlo Crivelli. Crivelli, en effet, est l’homme du moment : il nous touche par son mélange de réalisme et de bizarrerie ; et Botticelli lui-même, depuis un an ou deux, ne vient plus qu’après lui dans l’admiration de nos dilettantes. Mais qui nous assure que, dans vingt ans, les peintres bolonais ne rentreront pas en faveur ? Qui nous prouve que nos fils dédaigneront, comme nous, un art que nos pères

  1. On sait que le palais des princes-évêques, à Würzbourg, est décoré de fresques de Tiepolo et de son fils Dominique.