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diminuent pas, parce qu’on ne peut les attribuer qu’à sa propre réflexion et à sa volonté ; et c’est pour cela que nous la voyons céder successivement à des impressions si mobiles. A cet égard, l’extrême petitesse et l’extrême grandeur produisent quelquefois des effets analogues : elles permettent, en effet, de se livrer à toute l’impétuosité de ses premiers sentimens sans aliéner sa liberté de s’arrêter à propos, dans le premier cas parce qu’on ne peut rien faire, et dans le second parce qu’on s’exposerait à faire plus qu’on ne l’aurait voulu. C’est ainsi qu’un des pays de l’Europe qui, après l’Angleterre, s’est abandonné à la plus véhémente indignation à propos des affaires d’Orient est la Suisse. Heureuse Suisse, heureuse Angleterre, qui, pour des motifs aussi divers, peuvent sortir impunément du domaine de la pure politique et se permettre de pareilles échappées de sentiment ! Cela a duré, dans la république voisine, jusqu’à ce que la Suisse libérale, journal neufchâtelois, ait présenté sur cette attitude quelques observations judicieuses. Il s’est demandé ce que dirait le Conseil fédéral, s’il chargeait un de ses ministres à Londres, à Paris ou à Berlin de conseiller aux grandes puissances une intervention en faveur des Arméniens, et si lord Salisbury, M. Hanotaux ou le baron Marschall répondaient avec un sourire diplomatique : « Parfaitement, enchanté ; quel concours nous offrez-vous ? » Nous ne sommes malheureusement, ni dans la situation de la Suisse, ni dans celle de l’Angleterre : nous devons mesurer davantage nos paroles et nos démarches.

Pour revenir à l’Angleterre, la presse y a discuté pendant quelques jours, dans les termes les plus passionnés, la question de savoir s’il n’y avait pas lieu pour elle à une intervention isolée dans les affaires d’Orient. C’est au moment où M. Gladstone retrouvait son ardeur d’il y a vingt ans pour traiter le sultan de « grand assassin », et pour montrer dans les atrocités arméniennes une seconde édition des « atrocités bulgares ». Le duc de Westminster allait plus loin encore ; il voyait dans Abdul-Hamid l’incarnation même de Satan. Nous ne parlerons que pour mémoire de M. Asquith, ancien ministre de l’intérieur du cabinet Rosebery, mais qui n’est diplomate à aucun degré, et qui l’a prouvé en écrivant des phrases comme celles-ci : « J’ai l’absolue conviction que le moment est arrivé où l’Angleterre doit refuser d’entretenir plus longtemps des relations avec un gouvernement qui est devenu le simple instrument d’exécution des desseins d’une volonté insensée ou criminelle. Les puissances européennes, de qui le sultan tient son trône (sic), ne peuvent approuver les crimes passés ou ignorer les dangers futurs, sans se faire les complices des premiers, ni sans se rendre directement responsables des seconds. « Pour qu’un homme comme M. Asquith, qui a joué un rôle important dans les conseils du gouvernement, ait pu écrire d’un pareil style, il fallait que l’opinion fût arrivée à son paroxysme. Elle y était arrivée, en effet. Quelques voix plus sages ont commencé