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lettre). On nous permettra de le dire : Cavour n’a pas abordé, dans cette discussion, le côté délicat et vulnérable de sa thèse. Il s’est abstenu de prévoir le cas d’un conflit entre le Saint-Siège et le gouvernement du roi réunis à Rome. Il aurait dû reconnaître, s’il avait envisagé pareille éventualité, que celui qui disposerait de la force serait en mesure de faire prévaloir sa volonté, et cet aveu eût renversé toute son argumentation, démontré le néant de son système de « l’Église libre dans l’État libre. » Plusieurs incidens survenus durant ces dernières années, notamment sous le ministère présidé par M. Crispi, l’ont surabondamment démontré. Il faut donc croire qu’en cette année 1861 Cavour, en donnant, par son langage, satisfaction à un sentiment qu’il redoutait de combattre, a eu surtout pour objet d’écarter ce calice de ses lèvres, et de laisser à ses successeurs le soin de résoudre ce grave problème, à la fois politique et religieux.


X

Si tel a été réellement son désir, il n’a été que trop tôt satisfait. Cette discussion plusieurs fois reprise dans l’une et l’autre Chambre s’était terminée par le vote d’un ordre du jour agréé par le ministère au commencement d’avril ; et le mois de mai n’était pas achevé quand Camille de Cavour fut atteint d’un mal qui devait le terrasser en quelques jours. Il ne fut pas longtemps à reconnaître la gravité de son état, et il annonça lui-même à son entourage qu’il touchait au terme de sa vie. Il tint conseil cependant dans sa chambre avec ses collègues ; il travailla avec ses secrétaires ; il reçut ses amis des temps orageux, Farini et Castelli ; il les entretint des éventualités qui surgiraient après lui s’il succombait. Il essaya vainement de leur faire ses dernières confidences ; la fièvre et le délire le rejetaient dans un trouble profond pendant lequel, d’une voix oppressée, en termes hachés, il évoquait le passé et sondait l’avenir de l’Italie. Dans une heure d’entière lucidité, il envisagea avec sérénité et en chrétien le trépas prochain. S’adressant à son domestique : « Martin, lui dit-il, il faut nous quitter ; quand il sera temps, tu enverras appeler le Père Jacques, curé de la Madone-des-Anges, qui m’a promis de m’assister à mes derniers momens. » Cet instant suprême ne tarda pas à venir ; les médecins en avertirent la famille, et la marquise Alfieri introduisit elle-même le Père Jacques auprès de son oncle. L’entretien entre l’homme de Dieu et le grand pécheur se prolongea pendant une demi-heure. Immédiatement après, le comte de Cavour demanda Farini : « Ma nièce, lui dit-il, m’a amené le Père Jacques ; je dois me préparer au grand pas de l’éternité.