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veulent ni s’entendre, ni rien entendre ! Et ce ne sont pas non plus quelques mystiques, — « néo-bouddhistes » ou « néo-chrétiens », — qui disputent à la science la légitimité du pouvoir quasi souverain qu’elle s’était arrogé ; ce ne sont pas quelques « occultistes » ! Non ! mais ce sont des philosophes qui ont enfin le courage de dire : « Ma science n’empêche point mon ignorance de la réalité d’être absolue… Langage symbolique, admirable système de signes, plus la science progresse, plus elle s’éloigne de la réalité pour s’enfoncer dans l’abstraction[1] » ; et moins donc a-t-elle de titres, ajouterons-nous pour notre part, à gouverner la croyance, qui ne se repaît point d’abstractions, mais de réalités, et qui tend à l’action. Un sociologue écrivait hier encore : « De quelque côté que nous nous tournions, l’attitude de la science en face des problèmes sociaux est aussi peu satisfaisante. Elle n’a pas de réponse à donner aux problèmes de notre temps[2]. » Faudrait-il après cela torturer, ou beaucoup presser, pour en faire sortir les mêmes conclusions, ces paroles du professeur Huxley : « Les meilleures des civilisations modernes me paraissent être la manifestation d’un état de l’humanité sans idéal digne de ce nom, et n’ayant pas même le mérite de la stabilité ? » M. Balfour, lui, qui est surtout un homme politique, mais d’une autre espèce que nos radicaux, se demande là-dessus ce qu’il adviendra de cet état, pour dépourvu d’idéal qu’il soit, quand le naturalisme aura réduit le peu de principes traditionnels qui nous soutiennent encore au rang de simples processus d’évolution. Qu’adviendra-t-il de la moralité, par exemple, et de la vertu, quand on n’y verra plus, avec ce « vieux petit employé de la préfecture de police, » qu’une forme de la concurrence ? Il n’y a pas jusqu’aux artistes qui ne commencent à s’inquiéter, pour l’avenir de leur art, des progrès de l’esprit scientifique[3]. Et moi-même, à qui j’espère que l’on pardonnera de me citer ici, — puisque enfin, si j’écris aujourd’hui ces lignes, ce n’est que pour avoir dit, en même temps que l’auteur des Bases de la Croyance, quelques-unes des choses qu’il a dites, — qu’ai-je voulu dire quand j’ai parlé des « faillites successives de la science ? » Ce que je puis du moins affirmer, c’est que, par hasard, si j’avais eu la prétention de parler en mon nom propre et d’être seul de mon avis, j’en aurais alors été promptement, et heureusement détrompé.

  1. Jules Payot, de la Croyance ; Paris, 1896, F. Alcan.
  2. Benjamin Kidd, l’Évolution sociale, trad. de M. Le Monnier ; Paris, 1896, Guillaumin.
  3. Voyez dans la Revue du 15 août les conclusions de M. G. Dubufe, dans son article : Art et Métier.