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enfouir les pots-de-vin qu’on y a reçus. Aujourd’hui d’honnêtes employés y encaissent les millions d’impôt que les salpêtriers paient à la république chilienne. Ses murs doivent suinter des piastres. Au sortir de leur ombre, la rue s’élargit ; on respire.

A droite, l’hôtel de France et d’Angleterre, le seul dont le séjour ne soit pas intolérable, dresse sa haute façade en bois peint imitant la pierre ; à gauche, des magasins européens, allemands pour la plupart, étalent derrière leurs vitrines de faux articles de Paris ; et vous voyez devant vous, au centre d’une vaste place, la merveille d’Iquique, l’étonnement de toute la côte, le prodige accompli par une municipalité que tente l’impossible, un square, un vrai square avec de vrais palmiers et de la verdure authentique. Ce qui me surprend encore plus que les arbres et les fleurs, c’est leur entretien qui dépasse tout éloge. On balaie les allées, les plates-bandes n’y sont point un motif de pillage, et les bancs eux-mêmes ont gardé leurs quatre pieds intacts. Au milieu de ce jardin, pauvre mais féerique, un ingénieur français, M. Lapeyrouse, a élevé pour la ville un joli et svelte monument d’architecture mauresque qui sert de piédestal à la statue du héros chilien, Arturo Prat. Ce monument est à deux fins : en même temps qu’il supporte la gloire de l’héroïque capitaine, il indique l’heure, et, sous la statue, un cadran d’horloge rappelle à cette population fiévreuse qu’il faut se hâter et que la prospérité de villes bâties sur le sable ne durera pas toujours. Arturo Prat, lui, domine la ville dont il n’a pas connu la splendeur, les Ilots où il a sombré et le temps qu’il a vaincu.

Passé la place, les rues, moins commerçantes, s’élargissent jusqu’au rivage désert du Pacifique. Là on aperçoit à deux kilomètres environ une étroite presqu’île où noircissent quelques maisons. C’est Cavancha, le Lido d’Iquique. Le long de la grève, qui s’échancre en forme de croissant, on a frayé une large route pour les voitures et une espèce de trottoir pour les piétons, d’ailleurs peu nombreux. En général dans l’Amérique du Sud on ne se promène guère à pied. Prenez un méchant landau, dont vous descendrez gris de poussière, ou restez chez vous ; mais n’avouez pas, avec la tranquillité d’un estomac qui digère, que vous préférez la marche aux cahots d’un fiacre. On ne se figure pas combien l’indolence américaine répugne à se mouvoir. Quand une femme veut traverser une place, elle envoie chercher une voiture.

Toute cette partie d’Iquique, que borne le chemin de Cavancha, n’est pas encore achevée, et ces quartiers entièrement neufs ressemblent aux préparatifs d’une grande foire foraine ou à d’immenses ateliers de construction. En trois semaines une maison sort déterre. Dans un an, ces rues, qui ne sont marquées