Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 137.djvu/91

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un mouvement national. Elle revendique un territoire, et, dans la mesure des moyens rudimentaires dont elle dispose, fait appel au sentiment populaire de l’arrêt du congrès de Berlin.

Le haut clergé se défend de recevoir les directions morales de Belgrade ; le métropolitain du rite grec de Serajevo et les évêques de Donja-Tuzla et de Mostar sont même fort en cour auprès du gouvernement local. Dans la masse orthodoxe, au contraire, ces directions sont d’autant mieux acceptées qu’ici le loyalisme, vis-à-vis de la couronne impériale, n’a ni fondement ni histoire. Il lui manque même des titres à l’actualité. Les musulmans sentent très bien que la contre-invasion chrétienne est définitive. Réalisée par une grande puissance, et à son profit, elle leur apporte, en somme, un régime beaucoup plus libéral que celui qu’ils pourraient attendre des Serbes, enclins à faire peser sur l’islamisme une politique de fils d’opprimés. Enfin l’attitude du gouvernement rend la transition supportable à leur fatalisme. — Dans l’orbite de l’Autriche, les catholiques trouvent leur place naturelle, une sorte de Jugo-Slavie latine toute constituée, au total sécurité et patrie. Rien, au contraire, hors la volonté des diplomates de Berlin, n’explique le statu quo aux yeux des orthodoxes. Leur émancipation leur paraît incomplète, tant qu’on ne les restitue pas au monde dont ils sont issus. La religion, l’atavisme, l’alphabet, le calendrier, tout leur est commun avec les Slaves d’Orient.

L’auxiliaire le plus utile du gouvernement, c’est l’état d’esprit « bosniaque ». Il rallie cette partie de l’ancienne génération qui ne se sent, dans les moelles, ni Serbe ni Croate : soit la majorité des musulmans, et, chez les chrétiens, les tièdes, les simples, l’élément sans patriotisme ou borné au patriotisme local. La nouvelle est soigneusement élevée dans ces sentimens incolores et conservateurs. Dans les écoles de l’Etat, on n’enseigne que l’histoire bosniaque, et la grammaire « de la langue du pays » (Landes-Sprache), qui s’appelle naturellement serbo-croate à Belgrade et à Agram. Les écoles confessionnelles qu’on tolère aux orthodoxes, et qui portent même officiellement le nom de srpsko pravoslavna skola, soutiennent avec peine cette concurrence. « Il faut convenir, écrivait dernièrement, dans la Hrvatska, un mahométan de Bosnie qui signe Fehim, que jusqu’à l’occupation, chez nous, l’idée de nationalité n’existait pas. Nos compatriotes s’appelaient Bosniaques ou Herzégoviniens, et la langue du pays naski ». — Naski est un substantif formé du pronom nôtre, fréquemment usité chez les Jugo-Slaves, et bien caractéristique d’une race encore résignée, faute de mieux, à la patrie anonyme.