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légitime et une juste préoccupation de lui-même. Et je crois bien que personne encore ne s’était avisé de célébrer les vertus conjugales de René. M. Pailhès va jusque-là. C’est même où tend l’effort principal de sa démonstration, et c’est la thèse de son livre. Si ses amis adorèrent ce bon garçon, d’autre part il rendit sa femme fort heureuse. Les années les plus brillantes, qui vont de la publication du Génie à celle de l’Itinéraire, années où l’écrivain est en pleine possession de lui-même, où il multiplie les chefs-d’œuvre, où sa célébrité qui ne cesse de grandir lui est attestée par toutes les formes du succès, sont aussi des années de pures joies domestiques que ne trouble aucun orage et qu’aucune ombre n’effarouche. Le ménage s’est installé à la Vallée-aux-Loups. « Aulnay, c’était le bon temps ! » On travaille, on reçoit quelques amis, on jardine, on fait ensemble des visites dans les châteaux voisins. « Je voudrais mettre dans une lumière d’évidence, écrit M. Pailhès, ces années de retraite, de travail, de vie intérieure, de paix et de bonheur. » Plus tard les liens ne firent que se resserrer et l’entente ne devint que plus harmonieuse. M. de Chateaubriand a passé décidément personnage politique ; les dangers plus ou moins imaginaires que lui fait courir son humeur batailleuse font éprouver à la vicomtesse toutes sortes d’émotions : en revanche il lui prodigue les soins de la plus attentive sollicitude : « Le bon Chat est à la messe : j’ai peur quelquefois de le voir s’envoler vers le ciel ; car, en vérité, il est trop parfait pour habiter cette mauvaise terre et trop pur pour être atteint par la mort. Quels soins il m’a prodigués pendant ma maladie ! Quelle patience ! quelle douceur ! » C’est aussi bien ce Chateaubriand prêta s’envoler vers le ciel et mûr pour la béatification, que nous présente M. Pailhès. — Les saints dont on confectionne les statues dans la rue Saint-Sulpice ont un air bien sage, un teint rosé, des cheveux peignés avec soin. Mais on ne les a jamais donnés ni pour faire l’illusion de la vie ni pour être ressemblans.

Vous demandez-vous ce que l’auteur des Mémoires d’Outre-Tombe eût pensé de ce portrait, et s’il se fût reconnu dans ce Chateaubriand bon enfant, bon jeune homme et bon homme ? S’il revenait parmi nous, comme se plaît à l’imaginer M. Pailhès, pour surveiller sa gloire et soigner sa bibliographie, je craindrais qu’il ne trouvât « un de ces mots puissans dont il avait le secret » pour en accabler son panégyriste trop bien intentionné. Il aurait horreur de tant de vertus dans lesquelles on embourgeoise le sire de Combourg. C’était bien la peine d’avoir fait jadis sa confession publique ! Car il est pourtant difficile d’oublier que Chateaubriand a parlé de lui-même avec une certaine abondance. Il s’est gardé d’apporter dans ses aveux le cynisme d’un Rousseau ; il a apprêté l’attitude dans laquelle il voulait paraître aux yeux de la postérité ; néanmoins il a été véridique, il nous a fourni tous