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M. de Chateaubriand ? Je me ferais arracher les yeux par une dizaine de femmes et le cœur même, si après un tel aveu elles me soupçonnaient d’en avoir un. » L’ennui se gagne.

C’est toujours un emploi difficile à tenir que celui de femme d’un grand homme, ou simplement d’un artiste, d’un écrivain, d’un orateur, de quiconque recherche par-dessus tout l’applaudissement public. Nous ne le conseillons à aucune femme soucieuse de sa tranquillité et de son bonheur. La situation était particulièrement délicate dans le cas qui nous occupe. Nous savons assez bien comment Mme de Chateaubriand joua son rôle, et quelle attitude elle observa vis-à-vis du monde. Mais quelle fut exactement la nuance des sentimens qu’elle éprouva pour son mari ? Quel travail s’était fait en elle pendant les longues années de l’abandon ? Sur quelles bases eut lieu la réconciliation ? Les infidélités qui suivirent firent-elles plus saigner ce cœur aimant ou contribuèrent-elles davantage à accentuer les côtés de froideur de cette âme raisonnable et grave ? Cette figure de Mme de Chateaubriand, malgré les documens qu’on a publiés, n’apparaît pas en plein jour et reste énigmatique. Dans le drame de sa vie intérieure il y a un coin de mystère qui restera sans doute impénétrable. Car elle n’est pas l’épouse résignée qui s’efface, ni la victime qui trouve dans sa propre immolation une sorte d’âpre jouissance ; elle est pieuse plutôt que dévote, et la charité n’a rempli que les dernières années de sa vie. Elle est d’humeur vive, capricieuse, d’une indépendance toute bretonne. « C’est aussi une tête que celle-là… », disait d’elle Chateaubriand. Intelligente et perspicace, elle ne s’est fait aucune illusion et ne pouvait s’en faire. Elle n’a rien ignoré. Mais elle a caché sa blessure. Elle n’a ni fatigué son mari de sa jalousie, ni, semble-t-il, elle ne l’a accablé de son pardon. Pourtant elle n’a pas cessé de l’aimer passionnément. Faut-il croire qu’elle l’avait jugé et qu’elle le traita comme un enfant qui avait besoin qu’on le protégeât contre lui-même ? C’est de ce service que son mari la remercie dans le bel hommage qu’il lui a rendu : « Je dois une tendre et éternelle reconnaissance à ma femme dont l’attachement a été aussi touchant que profond et sincère. Elle a rendu ma vie plus grave, plus noble, plus honorable, en m’inspirant toujours le respect sinon la force des devoirs. » Il lui semble qu’en retour il l’a assez mal payée. « Mme de Chateaubriand est meilleure que moi, bien que d’un commerce moins facile… Quel bonheur a-t-elle goûté pour salaire d’une affection qui ne s’est jamais démentie ? » Il se compare et il ne lui semble pas que la comparaison tourne à son avantage. En tout cas ce n’est pas à ce point de vue qu’il faut se placer quand on veut admirer Chateaubriand… Qu’en pense M. Pailhès ? Il est d’avis qu’il ne faut pas juger l’auteur du Génie du Christianisme « au poids du sanctuaire. » C’est