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premier est frappé à coups de bâton, laissé inanimé sur le sol et dépouillé, pendant que l’autre appelle au secours. Les agresseurs sont des ouvriers magyars, employés au chemin de fer et probablement soudoyés. Au matin la jeunesse universitaire se réunit ; elle décide que, précédée de sa bannière, elle ira solennellement, devant la statue de Jellacic, répondre par un outrage au guet-apens. De fait, en présence d’une foule énorme, un drapeau hongrois, tenu aux quatre coins par des étudians, est imbibé d’alcool et brûlé en cérémonie. L’audace est communicative : aux pieds du Jellacic de bronze dont l’épée est tendue dans la direction de Pesth, les applaudissemens éclatent, et avec eux le vieil hymne de l’illyrisme :


Ios Hrvatsku nije propala
Dok mi zivimo !
La Croatie n’est pas morte,
Tant que nous vivons !


un des rares thèmes slaves dont le rythme décidé fasse courir dans les foules un peu du frisson de la Marseillaise.

Telles furent ces échauffourées d’Agram, déplorables au point de vue des rapports entre Serbes et Croates, sujet de surprise pour le gouvernement local et de réel embarras pour la presse officieuse de Pesth, partagée entre le désir de ne pas leur donner trop d’importance et le besoin de soulager son indignation. Elles ont ce je ne sais quoi de puéril et de réfléchi à la fois, de familier et de pathétique, de formaliste et de brutal, de déférent vis-à-vis du souverain et d’impertinent pour l’attirail constitutionnel, qui caractérise le Croate, fils de soldat, cœur fidèle, tête un peu ébouriffée par les souffles de 1848. Ne lui reprochez point d’avoir manqué à tous ses devoirs de sujet transleithan : c’est pour lui logomachie ; ni de tendre à l’excès ses rapports avec les « frères serbes ». Il est saturé de cette fraternité, et répondra comme le personnage de Molière, qui refuse d’apprendre la morale, « qu’il se veut mettre en colère tout son soûl, quand il lui en prend envie. » Il sera puni, comme on punit les faibles, humilié et même calomnié. Il recommencera à l’occasion, comme ces adultes trop longtemps traités en enfans dans la famille, et que leur père ne comprend pas.

Pour juger de l’abîme psychologique qui sépare ces jeunes nationalités de l’ « esprit d’Etat hongrois », il faut lire dans les débats de la Diète de Pesth et entre les lignes des journaux magyars l’émoi solennel et justicier que ces scènes ont provoqué par-delà la Drave. Il n’y a pas seulement des étudians à punir, c’est tout un peuple qu’il faut faire comparaître à la barre de la