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Paris. Il me montra dans la cour voisine une voiture de voyage toute poudreuse, qui venait de débarquer, me dit-il, Balzac arrivant avec sa femme moscovite. J’avais toujours cru cette Russe fabuleuse, et je m’étonnai de sa réalité. Est-ce ce glaçon du nord qui l’a pétrifié ? J’aurai des détails là-dessus. Je crois que c’est l’être abstrait nommé l’Hymen qui s’est vengé de son livre de la Physiologie du mariage, en le tuant au pied de son autel après l’avoir amené à sacrifier.

Je ne l’avais vu que trois fois dans ma vie, mais j’ai toujours estimé en lui la persévérance et l’obstination de ses travaux, malgré la nature, qui ne lui avait donné aucune facilité, malgré le public, qui avait dédaigné ses premiers ouvrages. — Je le rencontrai d’abord imprimeur ; et comme tel il me communiquait les épreuves de la seconde édition de Cinq-Mars. C’était un jeune homme très sale, très maigre, très bavard, s’embrouillant dans tout ce qu’il disait, et écumant en parlant parce que toutes ses dents d’en haut manquaient à sa bouche trop humide. — Il y a six ans environ, j’étais allé entendre à la Chambre des députés la discussion sur la loi de la propriété littéraire. Une voix, venue du fond de la tribune où j’étais, me dit : « Eh bien ! monsieur de Vigny, les poètes seront donc toujours, comme l’a dit votre Chatterton, des parias intelligens ? » Je me retourne et je vois que ces paroles sortent d’une bouche dont les dents étaient les perles les mieux rangées du monde, d’une poitrine forte, d’un corps très gros et très gras, d’une tête joufflue et toute rouge. Il me fit remarquer que nous étions les seuls présens parmi les poètes et les écrivains, qui étaient tous en cause.

— Est-ce surprenant, dis-je, à une époque où chacun s’abandonne et rit de lui-même, en demandant pardon de la liberté grande qu’il prend d’être quelque chose ?

Je ne le revis plus, si ce n’est à l’enterrement de mon pauvre ami Charles Nodier, le plus poétique des savans. Il me suivait en tournant autour de la bière drapée de noir. Je lui passai le goupillon. Je pensais en moi-même : Ainsi un jour, je vous passerai la palme académique. Il ne me parla pas non plus, mais j’affirme qu’il me comprit et que son regard me répondit : Qui sait ? car il sourit avec un peu de mélancolie en secouant la tête. Quoi de plus inutile, mon amie, que les paroles pour ceux qui savent voir, n’est-ce pas ? Quoi de plus inutile aussi que les médecins et leur science contre les maladies incompréhensibles de la pensée, ces maladies insaisissables qui nous empoisonnent ? De nos jours