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peine à les empêcher de boire. Il a dû s’accommoder à leur humeur, à leurs mœurs faciles, à leur morale relâchée. Le Soudanais consent à prier cinq fois le jour ; mais il entend jouir de la vie, pour peu que ses maîtres ne l’en dégoûtent pas. Aussi longtemps que les Touaregs les laissèrent tranquilles, les Tombouctiens furent de bons vivans et de grands dépensiers. Coûteuses étaient les fêtes qu’on offrait aux femmes. Les festins étaient plantureux, et on se grisait de dolo de miel. Puis on faisait venir les musiciens, les danses commençaient et se prolongeaient toute la nuit : « On voyait des gens, disait-on à M. Dubois, dépenser deux et trois cents gros d’or (2 à 3 000 francs) en un jour, quand ils voulaient, par exemple, disputer une maîtresse à un rival. A vivre ainsi, ceux qui étaient venus pour quelques semaines restaient des mois et des années, retenus par la vie agréable ou par quelque passion, et tel qui était arrivé avec une fortune en marchandises, rentrait chez lui ruiné. »

Si les demi-mondaines de Tombouctou savent gruger leurs amis, les honnêtes femmes s’y donnent de grands airs. Laissant à leurs intendantes le soin d’administrer leur ménage, elles emploient leur temps à lire, à jouer du violon, à faire ou recevoir des visites, et souvent aussi à fumer la pipe. D’humeur peu rigide et de vertu peu sévère, savantes dans l’art de se peindre, de se coiffer, de se draper, elles ont le regard très prenant, très enveloppant, et passent pour être de grandes coquettes, qui aiment à gouverner les hommes. Il ne faut pas croire que toute l’Afrique soit pour les femmes une terre de servitude. M. le lieutenant Jaime a constaté que dans les pays du haut Niger, lorsqu’elles veulent se faire offrir un bijou ou une pièce d’étoffe, elles ont toutes les ruses, tous les artifices, toute la souplesse des femmes blanches ; qu’autant que les Européennes, elles s’entendent à faire souffrir à un pauvre homme tous les tourmens de la jalousie ou à le réduire en esclavage[1]. En Afrique comme en Europe, la faiblesse de la femme est une puissance dont elle abuse.

M. Dubois a pénétré le secret de la décadence de Tombouctou. Si on y voit des quartiers déserts et beaucoup de ruines vieilles ou fraîches, si les plus riches maisons n’y ont aucune apparence, si leurs façades sont délabrées ou sordides, les Touaregs en sont cause. Trente-cinq années durant, ils ont été les maîtres. — « Tu les as vas, répondait un Tombouctien à l’homme aux questions, tu les as vus, les hommes voilés, dont la poitrine et le dos sont comme cuirassés de

  1. De Koulikoro à Tombouctou, par le lieutenant de vaisseau G. Jaime, 1891.