Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 139.djvu/462

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

enfant. Il a fait la fête avec les plus élégans de ses camarades, il est allé chez des filles, il a bu du punch ! En vérité, le mal est-il si enraciné qu’il n’en puisse guérir, et le clou est-il planté si avant sous sa mamelle gauche ? Mais il a lu sur ce thème de farouches déclamations ; ce sont elles qui hantent son esprit. L’ « Orgie » lui est apparue magnifique et infernale dans le gonflement du lyrisme ; il en a gardé l’épouvante, il en subit le prestige comme celui d’une puissance irrésistible. C’est de cette hantise qu’il ne s’est pas délivré. La « Débauche » dont il a été victime, c’en est le spectre littéraire habillé d’oripeaux byroniens. On ne dira jamais assez l’influence des œuvres d’imagination sur les êtres de sensibilité et de nerfs. On ne répétera jamais assez qu’il est plus rare de voir la littérature se modeler sur la vie que de voir le contraire. C’est la vie qui se modèle sur la littérature. Écoutez Lélia disant à Sténio. « Je n’ai jamais été mère, mais il me semble que j’ai pour vous le sentiment que j’ai pour mon fils. Je me complais dans votre beauté avec une candeur, avec une puérilité maternelle. » Ecoutez Sténio disant à Lélia : « Il est juste que tu sois la souveraine de nous deux. Je ne mérite pas l’amour que tu mérites, je n’ai pas souffert, je n’ai pas combattu comme toi, je ne suis qu’un enfant sans gloire et sans blessures en face de la vie qui commence… » N’est-ce pas l’accent de Musset ? Sténio n’est pas Musset, mais Musset sera Sténio. Les deux êtres de chair vont vivre le roman déjà écrit, tenir la conduite et répéter le langage que leur dictent les êtres imaginaires. George Sand s’est composé un personnage de femme fatale, créature de mystère, statue de l’orgueil et du désenchantement. Elle n’aura garde de descendre du piédestal où elle a juché Lélia. De l’exaltation de la Nouvelle Héloïse, des aspirations inassouvies de Werther et de Mené, des mélancolies d’Oberman elle s’est forgé un idéal de la passion. Elle est femme et sait mal faire la distinction entre la réalité et le rêve. Elle va se livrer et livrer son compagnon avec elle en proie à une mortelle chimère : c’est cet amour romantique qui depuis un siècle sévit dans notre littérature, qui infeste les esprits, fausse les idées, trouble la société, gâte les mœurs, et qui a fait par milliers des victimes dont George Sand et Musset ne sont que les plus illustres.

Car il y a beaucoup de façons de concevoir l’amour ; elles ne se valent pas toutes, mais toutes elles répondent à un besoin de notre nature. L’amour peut être l’union de deux êtres, se donnant l’un à l’autre, corps et âme, dans le présent et dans l’avenir ; la volonté y concourt avec l’imagination ; toutes les puissances supérieures qui sont en nous se liguent contre les surprises de l’instinct et font obstacle à la loi