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nous bénir. Ce sont de vraies satisfactions pour ceux qui savent tout reporter à Dieu. »

Réconforté par l’accueil que lui faisaient les foules, il s’imagina que les négocians, les financiers, les hommes d’État de qui dépendait son sort ne tarderaient pas à lui rendre justice, qu’il avait été victime d’une méprise, d’un malentendu, que ses juges ne demandaient qu’à être éclairés et convaincus, et il caressa quelque temps l’espoir de retourner bientôt dans l’Inde pour y reprendre sous œuvre sa glorieuse entreprise. Les plus profonds politiques ont leurs illusions et leurs candeurs : il croyait à l’efficacité des explications, qu’un homme qui a raison finit toujours par triompher des préjugés et des partis pris, et il était si sûr d’avoir raison ! Il s’expliqua en vain pendant neuf ans; il parlait à des sourds. Navré autant qu’étonné de la froide indifférence que lui montraient d’anciens amis, de la haine que lui témoignaient des gens en place qu’il tenait pour ses obligés, il ne se lassait pas de plaider sa cause. Les uns le regardaient comme un solliciteur incommode et fâcheux, les autres comme un dangereux aventurier, dont il importait de se débarrasser à jamais. Il n’avait rien obtenu, ni argent ni justice, lorsqu’il mourut dans la nuit du 10 au 11 novembre 1763. Quelques jours auparavant, il écrivait : « J’ai sacrifié ma jeunesse, ma fortune, ma vie pour enrichir ma nation en Asie... Mes services sont traités de fables, je suis traité comme l’être le plus vil du genre humain, je suis dans la plus déplorable indigence ; la petite propriété qui me restait vient d’être saisie ; je suis contraint de demander une sentence de délai pour éviter d’être traîné en prison. »

Un écrivain anglais a prétendu que la jalousie est une maladie française, que nous sommes de tous les peuples celui qui nourrit les sentimens les plus haineux à l’égard des gens qui ont le malheur de s’enrichir. Il est certain que Dupleix s’était attiré de redoutables inimitiés en faisant fortune en Orient. C’était pourtant son droit. La Compagnie des Indes, qui payait très mal ses employés, les autorisait à trafiquer pour leur compte. La Compagnie anglaise en usait de même; ses gouverneurs et les membres de leur conseil ne touchaient que des traitemens fort maigres et presque dérisoires; mais avec sa permission ils faisaient des affaires ; quand on partait pour l’Inde, on n’était pas sûr d’en revenir; on ne serait pas parti si l’on n’avait eu quelque espoir d’en revenir riche. Durant les onze années que Dupleix avait passées à Chandernagor, il avait relevé, transformé comme par miracle ce comptoir déchu, dont il avait fait une colonie prospère et florissante ; prêchant d’exemple, il avait enseigné à ses administrés comment il