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surtout vrai de la spéculation. L’œil ouvert sur tous les continens, à la fois, elle ne se repose jamais; elle est à l’affût de toutes les découvertes, pour en hâter ou pour en étendre l’application. Elle est sans cesse en travail de renouvellement. Elle est la fée agile, tour à tour bienfaisante et malfaisante, dont les mains inquiètes président à toutes les métamorphoses de l’industrie et à toutes les révolutions du commerce. Avec toutes ses hardiesses et ses témérités, elle reste un des grands facteurs du progrès matériel. Sans elle, toutes les transformations économiques et industrielles seraient infiniment plus lentes. La cité idéale, selon le cœur des moralistes, dont toute spéculation serait bannie, serait forcément stationnaire. La spéculation est le vent qui souffle en tous sens et renouvelle l’air; c’est la brise qui agite la surface des eaux et soulève les flots; si elle amène des tempêtes et provoque des naufrages, elle enfle les voiles et fait voguer au large les barques et les vaisseaux. Une société sans spéculation est une mare stagnante. Il faudrait plaindre le pays où il ne se trouverait plus d’hommes prêts à risquer leur argent. Héroïsme intéressé des écus, peu méritoire assurément, mais non moins utile que celui des hommes prêts à risquer leur vie. La science ici donne tort à la courte sagesse du vulgaire. Imaginez, disait l’Économiste français, une société où tout le monde voudrait placer ses fonds d’une manière sûre, où chacun se résignerait à un intérêt de 4 pour 100, sans rien chercher au delà, une pareille société serait vouée à la routine. Il faut aux inventeurs, aux explorateurs, aux novateurs de tout genre, des capitaux qui osent affronter les risques; ces capitaux, c’est la spéculation qui les leur fournit. J’avoue que je vois là, pour ma part, une raison de plus de nous mettre en garde contre le socialisme. Ne fit-il que tuer ou décourager toute spéculation, le socialisme, par là même, condamnerait le monde à l’immobilité. Une société collectiviste serait une société stationnaire, endormie, incapable de progrès, parce qu’on en aurait extirpé le levain même du progrès.

Ce rôle fécond de la spéculation, les plus clairvoyans de ses adversaires n’ont pu le méconnaître. Un des pères du socialisme, un homme, il est vrai, qui ne craignait pas de s’embarrasser de contradictions, Proudhon, l’a même exaltée outre mesure, entonnant en son honneur une sorte d’hosanna[1]. C’est elle, affirmait-il,

  1. Manuel du spéculateur à la Bourse, p. 4 (édition de 1859.