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qu’il ferait d’elle, s’il en était le maître ! Et, après tout, son règne est-il impossible ? Y a-t-il un tel abîme entre le peuple et les sages ? S’il les connaissait mieux ; s’il ne les confondait pas avec ces faux philosophes qui ne cessent de le reprendre, dans l’excès indiscret de leur zèle ; s’il pouvait apprécier leur douceur, et ce détachement des médiocrités de la vie qui les entretient dans la contemplation des choses éternelles et divines, qui sait s’il ne viendrait pas se ranger sous leur direction pour marcher avec eux dans le chemin de la justice ?

En attendant, Platon l’avoue lui-même : le sage part de ce monde sans avoir rempli sa destinée, « faute d’un gouvernement où il ait trouvé sa place ». Précieuse confession, qui fait voir combien la politique obsède les esprits, et par politique il faut entendre le maniement des hommes, avec son redoutable auxiliaire, l’éloquence. On a beau la flétrir, cette éloquence, ou affecter, comme Isocrate, de mépriser ceux qui y excellent, nous ne sommes pas dupes : il y a dans ces attaques un dépit profond, un sentiment douloureux d’impuissance. C’est qu’elle est l’instrument de propagande par excellence, et qu’auprès d’elle, en somme, les leçons les plus sublimes de la philosophie, les conseils les plus habiles, les plus ingénieux de la rhétorique, ne sont rien ; pas un art, pas un talent ne vaut, pour répandre ses idées et façonner les âmes suivant un idéal amoureusement caressé durant toute une vie, cette mainmise impérieuse d’une intelligence unique sur des milliers de volontés. De là vient que les sages eux-mêmes, tout en paraissant dédaigner l’éloquence, au fond l’estiment, et déplorent de ne pouvoir la faire servir au triomphe de leur cause, car ils savent que la parole est toute-puissante dans la société où ils vivent, et que rien n’y résiste à la persuasion, cette « reine du monde », comme dit Euripide.


PAUL GIRARD.