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ils ont appris à se compter, à compter les Européens, et à se compter comme à les compter homme pour homme. Depuis des siècles les moines leur enseignaient à regarder l’Espagnol comme un père, avec l’idée de pouvoir quasi illimité qu’emporte la paternité dans le régime patriarcal ; les francs-maçons les ont autorisés à ne plus le regarder que comme un frère, avec l’idée d’égalité que la fraternité comporte dans le régime moderne de l’Occident. Entendant, sans cesse, dans leurs loges, mal parler du prêtre, ils ne le respectaient plus : y coudoyant chaque jour l’officier, ils ne le craignaient plus. Le commandement, se rapprochant d’eux, perdait de son poids ; mais eux, se rapprochant les uns des autres, gagnaient le sentiment de leur masse.

Si les Européens tiennent aux colonies en face de peuples où leur petite troupe serait noyée, c’est bien à cause du prestige qu’ils exercent, mais le prestige s’use dans la familiarité ; et c’est à cause de l’état en quelque sorte fragmentaire où vivent ces peuples, ordinairement partagés en tribus, mais cette faiblesse, qui ne leur vient que de ne pas connaître leur force, il ne faut pas la faire cesser : il ne faut pas éveiller en eux la notion pour eux jusque-là insoupçonnée d’une unité nationale possible. Or, le groupement qui manquait aux indigènes des Philippines, la franc-maçonnerie le leur a donné : groupement non seulement politique, mais militaire. Quand la franc-maçonnerie a eu dans l’archipel cent quatre-vingts loges, non seulement la conjuration a eu cent quatre-vingts foyers, mais l’insurrection, cent quatre-vingts régimens : 25 000 francs-maçons ; plus de 20 000 rebelles, sachant ce qu’ils faisaient ; derrière, la multitude de ceux qui ne savaient pas, et qui se levaient tout de même[1].


IV

C’est le 31 août de l’année dernière que M. Canovas del Castillo, interrogé au Sénat sur le crédit que méritaient de mauvais bruits venus des Philippines[2], répondit : « Malheureusement on ne dit que la vérité. Il est triste que depuis quelque temps nous

  1. Ce sont ceux-là sans doute qui, après avoir proclamé la République, se sont hâtés d’élire un roi qui, au témoignage de M. William Fradin, rédacteur du Diario de Manila, journal conservateur, les aurait « menés généreusement à coups de trique. » Voy. Tarrida del Marmol, p. 303, et dans la National Review. de février 1897, l’article de M. John Foreman, The Rebellion in the Philippine Islands, p. 822.
  2. Le complot, qui devait éclater le 15 août, fut découvert avant le temps, on s’en souvient certainement, par la trahison d’une vieille Malaise catholique, chez laquelle se rencontraient les conjurés. L’un de leurs chefs, le métis Tung-Tao, dit à ce sujet : « Cette femme partageait nos haines et était au courant de notre plan de révolte. Un jour, elle alla se confesser au monastère d’Imus. Les prêtres la circonvinrent, et elle leur dit tout. A son retour, d’elle-même, elle nous avoua sa trahison et nous demanda la mort. Nous la tuâmes et, laissant son cadavre en pâture aux animaux sauvages, nous donnâmes à nos hommes le signal attendu. » La révolte n’en fut donc que précipitée… Voyez Tarrida del Marinol, p. 314, 315.