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sobre dans un milieu où ce n’était guère l’usage, et très occupé d’une seconde plaquette de vers[1] qui est beaucoup meilleure que la première. Il se trouvait dans un de ces heureux intervalles où sa manie le laissait en repos. L’apaisement se faisait en lui et autour de lui, les ténèbres se dissipaient de dessus sa route. M. Allan, informé de sa situation, l’aida à entrer à l’Ecole militaire de West-Point, et son mauvais destin parut conjuré.

A peine à l’école, il fut repris de ses « accès », qu’accompagnèrent des redoublemens de bizarrerie, — Il avait un air harassé et ennuyé qu’on n’oubliait plus, dit un de ses compagnons de chambrée. Un rien l’irritait. Mal noté, sans cesse puni, il fut finalement chassé pour indiscipline, et se trouva devant la porte, un beau matin du mois de mars 1831, avec douze sous dans sa poche et pas d’asile. Mme Allan était morte, M. Allan remarié, sur le point d’être père de famille, et désireux d’avoir le moins possible à démêler avec le vivant souvenir d’une fantaisie malheureuse. Il est hors de doute qu’il n’avait pas le droit d’abandonner Poe après lui avoir donné des habitudes de luxe et l’avoir laissé se leurrer de l’espoir d’un grand héritage. Il n’est pas davantage douteux que le code de morale de M. Allan l’autorisait à ce crime, car c’en est un. Sa conscience ne lui reprochait rien. Il avait beaucoup dépensé pour Edgar Poe, qui l’avait très mal récompensé de ses soins. Ce n’était pas sa faute si ce garçon « sans principes » et de cœur « ingrat » s’obstinait à se croire le fils de la maison, alors qu’il n’en était que l’un des pauvres et qu’il avait remis de ses propres mains au secrétaire de la guerre une lettre de recommandation où son bienfaiteur précisait la nature de leurs relations : « Je vous avoue franchement, monsieur, disait la lettre, que (ce jeune homme) ne m’est parent à aucun degré, et que je m’intéresse activement à beaucoup d’autres, guidé uniquement par le sentiment que ma sollicitude est acquise à tout homme dans le malheur. » Le Ciel préserve les malheureux de certains philanthropes ! Pour en finir avec un sujet pénible, Edgar Poe voulut revoir M. Allan pendant sa dernière maladie (1834) ; mais le moribond, levant son bâton, lui commanda de sortir, et il obéit sans répliquer un mot, trop convaincu que les choses étaient dans l’ordre pour essayer de lutter. Il a dit dans un de ses premiers contes, composé un peu après vingt ans : « Le mal est la

  1. Publiée en 1829.