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paraître aux Romains de la décadence les prédications de ces prophètes juifs, qui de temps à autre surgissaient parmi eux, l’amertume aux lèvres et avec des regards enflammés.

Mais ce prophète est en même temps un subtil railleur. Non content de nous humilier, il se moque de nous, gardant jusque dans ses pires colères un ton plein de déférence et de bonhomie. A tout instant, on peut croire qu’il cède, que sa haine de la civilisation s’est enfin calmée : mais non, dès l’instant d’après une phrase se glisse, qui détruit l’effet des complimens précédens. C’est là une ironie spéciale, un peu naïve elle aussi, et qui pourrait même finir par sembler fatigante : mais M. Méhémet Emin Efendi la manie vraiment avec un art remarquable. Jamais ses attaques ne portent de front : ce n’est rien qu’une longue suite de petits coups de griffe, mais dont chacun laisse sa trace à côté des autres.

Cette ironie persistante, et le feu de passion qui couve par-dessous, suffisent à constituer à l’auteur musulman une physionomie tout à fait à part, dans le groupe des ennemis de la civilisation. Quant au fond même de sa thèse, et à sa valeur, c’est de quoi une rapide analyse du livre pourra mieux donner l’idée que toutes les explications et tous les raisonnemens.

« Les deux élémens qui jouent le plus grand rôle dans la vie des peuples européens, dit M. Méhémet Efendi, sont la civilisation et l’humanité, et ce sont aussi les deux élémens de sa vie dont l’Europe se montre aujourd’hui la plus fière. » Il s’agit de voir ce qu’ils signifient l’un et l’autre, s’ils ont réellement les qualités qu’on leur prête, et jusqu’à quel point on a le droit de s’en enorgueillir.

D’abord la civilisation. « Elle est pour l’Europe moderne l’idéal suprême, le bien le plus précieux qui existe sur terre. Maintes fois déjà on l’a désignée comme la fin essentielle de la destination de l’homme. Quand un peuple européen se sent offensé par un autre, la plus cruelle injure qu’il trouve à lui adresser consiste à lui reprocher son manque de civilisation. Et la civilisation sert même à excuser certaines atteintes portées à la morale.

« Ainsi quand on enlève à des races sauvages leur terre et leur bien, quand on va par-delà les mers pratiquer l’incendie, le vol et l’assassinat, c’est l’intérêt de la civilisation qui couvre tout cela. Quant au sens du mot, on lui en a donné tant de sens, et de si relevés, qu’il a pour ainsi dire fini par n’en plus avoir. Un chimiste célèbre a trouvé, par exemple, que la meilleure mesure de le civilisation d’un peuple était dans le plus ou moins d’usage qu’il faisait du savon : auquel cas