Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 142.djvu/473

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le retour à la nature, où de nobles songe-creux ont cru trouver un remède à notre situation, n’apparaît à M. Méhémet Efendi que comme une utopie absolument chimérique. La civilisation est, à son avis, une de ces maladies dont on ne guérit pas à volonté ; et ceux-là mêmes qui prêchent le retour à la nature en sont les plus atteints, de la façon la plus incurable. Non, ce n’est point de notre gré que s’arrêtera notre civilisation. Elle s’arrêtera malgré nous, et plus tôt que nous ne le croyons, par la dégénérescence de nos races européennes.

« Avance ou recul, il n’y a point d’arrêt possible pour une race qui s’est mise en marche. Et l’histoire, si nous l’interrogeons, nous apprend qu’il n’y a pas une civilisation qui ne soit tombée, après s’être élevée à son point le plus haut. Qu’est-il advenu de la civilisation babylonienne, de l’égyptienne, de l’indienne, de la grecque, de l’arabe, des florissantes civilisations de l’Amérique du Sud ?

« Les Européens ont l’habitude de réserver toute leur pitié pour une seule de ces civilisations disparues, celle de l’ancienne Grèce : mais c’est là une pitié assez mal employée, la civilisation grecque étant précisément celle de toutes qui a eu la mort la plus douce et la plus naturelle. Elle est morte de vieillesse, et c’est là une fin plus à envier qu’à plaindre. De même encore, rien n’est moins fondé que l’indignation qu’éprouvent tant d’humanistes et d’autres rêveurs devant l’état de sauvagerie où sont tombés les Grecs. Cet état est la conséquence même de l’excès de leur civilisation d’autrefois. Après un épuisement aussi considérable de la force nerveuse et cérébrale, il n’est que trop juste qu’une race goûte un temps de repos. Je sais bien qu’un repos de ce genre est, pour l’homme civilisé d’aujourd’hui, le dernier mot de l’infortune et de l’abaissement. Il considère désormais avec une sorte d’horreur superstitieuse une condition sociale où la lecture et l’écriture sont le privilège de quelques raffinés, où le chant populaire, la légende sacrée, la fable et le préjugé reprennent leur place dans le cœur des foules, une condition sociale où les jeunes n’ont pas la prétention d’être plus sages que les vieux, où l’on n’invente pas tous les vingt ans un nouveau système philosophique, où l’on n’adore pas l’argent comme le seul vrai dieu. Et cependant le plus beau souhait que nous pourrions faire aux races européennes serait de les voir un jour finir de cette manière. Déjà la civilisation les a tant affaiblies, déjà elle leur a inoculé tant de maladies, physiques et morales, qui les mettent à la merci d’autres races plus jeunes et plus vigoureuses ! »