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II

À cet égard, comme à bien d’autres, la Russie est en pleine transition. On y peut suivre, selon les diverses industries ou selon les diverses régions, les différentes phases d’une évolution qui se déroule, lentement, sous nos yeux.

Aujourd’hui encore, l’ouvrier russe reste, le plus souvent, lié au mir, attaché à la terre. En droit, sinon toujours en fait, c’est, d’habitude, un paysan, membre de la commune rurale où il est né, où il a laissé derrière lui son izba, où il retournera vieillir et mourir. Il n’est venu à la ville, ou à la fabrique, que pour accroître ses ressources, pour payer, plus facilement, ses impôts et redevances, les lourds impôts dus par le paysan affranchi. Souvent, il retourne à son village, l’été, pour faire la moisson, parfois l’automne, pour préparer les semailles. Le reste de l’année, la besogne des champs est faite par les femmes et par les enfans demeurés au pays. Il y a de ces villages du Nord qui ne sont habités, durant de longs mois, que par des femmes, des enfans ou des vieillards. Cette vie mi-industrielle, mi-agricole est considérée par nombre de Russes, par les vieux slavophiles et par les jeunes narodniki, comme un avantage de la Russie et comme un privilège de l’homme russe. Ils oublient qu’en Occident aussi, jusque dans la vieille Angleterre, il fut un temps, avant l’âge des machines, où filateurs et tisserands étaient des campagnards, vivant dans les villages ou dans les bourgs, à la fois agriculteurs et ouvriers.

Au lieu d’être déraciné du sol et chassé de la campagne pour demeurer enfermé dans les faubourgs malsains des villes, comme les prolétaires urbains de l’Occident, l’ouvrier russe, nous dit-on, peut associer, selon les saisons, le travail de l’usine au travail des champs ; le mir lui conserve au village un lot de terre avec un foyer permanent. Certes, ce serait là un avantage, pour l’individu comme pour la société, si le moujik pouvait, réellement, effectuer à la fois, ou tour à tour, le travail agricole et le travail industriel, ainsi que cela se voit encore, en Russie même, dans les communes où persiste la petite industrie villageoise[1]. Là, en

  1. L’industrie appelée par les Russes kousternaïa. Cette industrie villageoise, dont la production reste encore considérable, pratique souvent elle-même la division du travail. Ainsi, pour l’industrie du bois, demeurée la plus prospère, pour la fabrication de ces cuillères ou de ces sébiles russes, bien connues de tous. Un village taille le bois, un autre le tourne, un troisième le peint. Chose pour nous plus singulière, dans la fabrication d’icones, de saintes images du gouvernement de Vladimir, un artisan peint le fond ; un autre, les têtes : un troisième, les mains et les vêtemens : un quatrième trace les inscriptions ; parfois un cinquième ou un sixième pose les ornemens en métal appelés rizy.