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LES ANNÉES DE RETRAITE DU PRINCE DE BISMARCK.

qu’une symphonie, aussi grandiose qu’une épopée. » Que votre fin soit digne de vos commencemens I Disparaissez de ce monde comme un soleil qui se couche, et non comme une vieille lune ! »

Si éloquente que fût la gazette saxonne, le prince de Bismarck n’a pensé qu’à lui, et, coûte que coûte, sous peine de mourir d’ennui, il s’est procuré des occupations de son goût. Il n’est point bibliomane, il n’a pas la passion du bibelot, il ne collectionne pas les papillons, il aime modérément la littérature et les beaux-arts, et s’il fut jadis agronome, si Mme de Bismarck a pu dire un jour avec quelque exagération qu’il s’intéressait à la croissance d’un navet plus qu’à toutes les affaires de l’Europe, de son propre aveu il avait trop longtemps négligé l’agriculture pour pouvoir s’y remettre avec plaisir. Ajoutons qu’il ne s’est jamais vanté d’être un sage ni de ressembler à ce préfet du prétoire qui, disgracié sous Adrien, alla finir paisiblement ses jours à la campagne, et disait : « J’ai passé soixante-dix ans sur la terre ; j’en ai vécu sept. » Il ne s’est jamais piqué non plus d’être un saint, et quoiqu’il se donne pour un bon chrétien, il a confessé plus d’une fois qu’il ne l’était pas assez pour aimer les gens qui l’aiment peu, que jusqu’à la fin il rendrait injure pour injure. On lui demandait de se taire ; il a résolu de parler beaucoup, de s’expliquer librement sur toute chose, et tour à tour il a rompu des lances contre ses ennemis ou goûté une joie amère à embarrasser par ses récriminations la clique odieuse des amis honteux, qui se flattaient de rester en de bons termes avec le vaincu, sans se commettre avec les victorieux.

Aussi bien son cas était tout particulier. Tel ministre disgracié était un homme fini, usé avant l’âge ; il avait fait son temps, il était au bout de son rouleau. Tel autre s’était discrédité par ses imprudences, par ses étourderies ; tel autre fut la victime d’une révolution qu’il n’avait pas su prévoir ni prévenir. C’est à ces maladroits ou à ces malheureux qu’il appartient de se faire oublier, de s’ensevelir dans une silencieuse solitude. Quand ils s’obstinent à parler, qu’ils ont la prétention de censurer ou de conseiller leurs successeurs, les malveillans sont en droit de leur rappeler qu’un cocher qui a versé son monde doit s’abstenir de disserter sur l’art de conduire les voitures, qu’un pharmacien qui a causé mort d’homme par ses méprises est tenu de fermer boutique.

Le prince de Bismarck a été frappé en pleine gloire et en plein bonheur ; il est tombé comme tombe sous la cognée du bûcheron un arbre sain qui a toute sa sève. Il n’avait commis aucune de ces fautes grossières qui compromettent la destinée d’un homme d’État ; il n’avait essuyé aucun de ces échecs graves, qui témoignent que l’étoile commence