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Montaigu à l’abbé Alary, je vous dois faire cet ennuyeux détail. »

En effet, cette affaire ne pouvait que donner des ennuis à son correspondant. Lorsque Rousseau, revenu à Paris, alla porter ses plaintes contre son ambassadeur aux bureaux du ministère, l’abbé Alary fut appelé à leur communiquer la copie de la lettre de son ami M. de Montaigu. M. Faugère l’a retrouvée aux archives des Affaires étrangères, et l’a publiée. Nous sommes ainsi à même d’entendre les deux parties en cause ; et quoique beaucoup de détails nous échappent, que des dires contradictoires nous posent des énigmes insolubles, nous voyons l’affaire s’éclaircir. Il y faut distinguer deux points : la question de procédés, et la question d’argent. Parlons d’abord de celle-ci.

Le Trésor français, depuis le commencement de ce siècle, a une gestion modèle ; il ne fait attendre ni les fonctionnaires de l’Etat, ni ses créanciers. Autrefois, il n’en était pas ainsi ; et nous avons peine à nous imaginer la gêne qu’amenait de tous côtés, pour les particuliers, l’irrégularité des caisses publiques. Quand une guerre se prolongeait, les embarras ne tardaient pas à surgir ; les échéances arrivaient sans que les paiemens fussent prêts, et bientôt les choses s’établissaient sur un pied qu’on ne connaît plus qu’en Turquie.

Dans une lettre au ministre des affaires étrangères, qui a été publiée par M. Théodore de Saussure, M. de Montaigu s’excuse de mettre, dans le paquet qu’il lui adresse, des dessins de velours que son frère lui avait demandés pour la Dauphine ; il allègue l’état de ses finances, pour motiver cette petite indiscrétion qui lui épargnait des frais de port : « Voilà bientôt, dit-il, le neuvième mois de mes appointemens qui me sont dus ; et mon crédit est encore ici peu stable. » À ce moment donc, — la lettre est du 21 mars 1744, — M. de Montaigu, établi à Venise depuis le mois de juillet 1743, n’avait rien touché de ses appointemens. Nous ne nous étonnerons pas qu’il eût besoin de mettre quelque économie dans la tenue de sa maison. Rousseau le lui reproche amèrement, dans les Confessions, qui ont été écrites vingt-cinq ans après : c’est qu’il n’a jamais compris ce qui s’était passé, et au milieu de quelles difficultés s’était trouvé M. de Montaigu. « Je ne pouvais, dit Rousseau, arracher un sou de mes appointemens ; et quand je lui demandais de l’argent, il me parlait de son estime et de sa confiance, comme si elle eût dû remplir ma bourse. »