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— Oh ! le duc a été énergique. Après cela ! Un homme qui se vante de ployer des napoléons, rien qu’en les serrant entre ses doigts !… Mais songez ! Une guerre sans alliances, et nous sommes perdus. L’Autriche ? Elle est désorganisée, sans ressources. L’Italie ? C’est pire encore. Nous allons donc nous trouver seuls, en face de l’Allemagne coalisée. Elle se lèvera comme un seul homme. Et vous aurez alors, mon cher monsieur Jousset-Gournal, d’une part, une nation forte, frénétiquement dévouée à ses princes, servie par des troupes nombreuses, supérieurement entraînées et armées ; de l’autre…

Il regardait fixement Du Breuil, qui se rappela l’avoir vu chez la princesse Mathilde : Clément Bris, l’auteur dramatique. Ils se tendirent la main. Celle de Bris resta morte, à l’étreinte. Déplaisant contact. Du Breuil se rappela que dans le salon de la princesse, ouvert à l’élite des lettres et des arts, Bris l’avait tenu, avec tout un groupe émerveillé, sous le charme d’une parole sobre, nette, étincelante d’esprit, amère comme la vérité. Cette fois encore il subissait le charme irritant !

—… De l’autre côté, continuait Bris, et le commandant ne peut le nier, une armée valeureuse, soit, inférieure pourtant. Faiblesse d’effectifs, dispersion, etc. Aucune armée actuelle, voyez-vous, fût-ce la nôtre, ne peut entrer en campagne sans une préparation particulière. En outre, la loi de 1868, créant la garde mobile, est restée lettre morte. Oui, je sais bien, le chassepot, la mitrailleuse, les arsenaux remplis… J’ai l’air de blasphémer.

Du Breuil regardait Bris, blessé de ce que cet homme de lettres, si bien informé, empiétât sur sa profession. Il lui en voulut de l’intelligence qui brûlait dans ses yeux clairs. De telles vérités lui semblaient dangereuses à dire, peu patriotiques. En revanche, M. Jousset-Gournal lui donna envie de rire, tant il avait des yeux bavards, des lèvres qui le démangeaient. Repu, gras, il faisait, au contraste, l’effet d’un solennel imbécile. On admirait cependant ses lumières, comme jurisconsulte.

— Eh bien, mais, insinua-t-il avec malignité, que ne parlez-vous ? L’Empereur ne méprise aucun conseil, et vous êtes en situation…

Bris haussa les épaules :

— L’Empereur en sait plus long que nous. Il ne se berce d’aucune illusion. Il subira la guerre, si elle devient inévitable, mais il ne la désire pas.