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type de paysanne saisi sous deux aspects rapprochés : la femme, la mère, aux traits marqués, au regard effacé et résigné ; et l’enfant, aux yeux rieurs, à la physionomie mobile, à peine formée : l’histoire de toute une vie est entre les deux expressions des physionomies. C’est la première apparition d’une philosophie primitive et populaire dont le caractère s’affirme dans la grande aquarelle suivante : Notre pain quotidien. Dans un groupe de travailleurs saisis au milieu de leur besogne journalière, Zorn résume l’activité de la vie des champs ; le choix de ce titre un peu sentencieux explique la pensée du peintre : il veut qu’on cherche une idée générale sous l’épisode qu’il détaille ; ces quelques paysans courbés sur leur tâche représentent l’humanité entière soumise à la loi du travail. Si l’exécution est excellente, la conception n’a rien d’original ; l’intérêt pour nous est de constater le sens que lui attache le peintre ; un fatalisme paisible, sans tristesse, domine son impression ; on sent que les personnages lui semblent très petits dans l’immensité, de leur milieu : la nature met autour d’eux sa splendeur éternelle et ne permet pas que des souffrances viennent troubler son harmonie.

Ce sentiment est plus net encore dans le tableau que Zorn exposait au Salon de 1894 : le long d’une route qui monte vers un champ de foire, sur le revers d’un talus, un paysan est renversé, ivre mort ; à côté de lui sa femme est assise, hébétée, les yeux vides : une clarté joyeuse les environne ; l’air et le soleil sont vibrans : la gaîté des choses resplendit. Et nous apercevons maintenant le fond de ce réalisme de Zorn qui se borne à enregistrer le fait dans sa brutalité, en se gardant bien d’en accroître l’importance, et cherche à rendre sensible la toute-puissance d’une nature qui, indifférente à l’accident humain, entoure l’univers d’une atmosphère de beauté. L’application de cette théorie est singulièrement frappante dans le tableau qui nous occupe : son originalité paraît plus vive si l’on songe à la manière dont ce sujet, l’ivresse, est généralement compris et traité ; Zorn s’est contenté de déterminer la place qu’il peut bien occuper dans la réalité du plein air.

Les idées de Zorn, les qualités techniques de son talent me paraissent résumées dans le portrait de lui-même qu’il a donné l’année dernière à notre Salon : c’est une image sincère de sa personnalité exprimée sans recherche ni affectation. Le peintre est en plein travail, solidement campé dans une attitude tranquille ;