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pleinement libre. Des exemples probans nous ont montré qu’on a peine à retrouver chez les artistes suédois d’à présent le souvenir des artistes maîtres qu’ils fréquentèrent. On ne saurait établir un rapprochement quelconque entre les pastels de Bergh et les œuvres de M. Jean-Paul Laurens, chez qui le paysagiste fit son apprentissage de dessinateur. Mais, chez les artistes suédois, l’habitude n’est point perdue des émigrations définitives et, surtout à Paris, nombre des leurs sont installés en colonies. Il est évident que ceux-là doivent fatalement, au bout de quelques années, être dominés par les influences ambiantes, suivre les modes et, comme autrefois Roslin, devenir peu à peu Parisiens. C’est chez les peintres que cette naturalisation apparaît surtout complète : on peut en constater un exemple au Salon de chaque année dans les marines de Hagborg qui nous donne des études de types et de paysages normands, intéressantes à coup sûr, mais sans originalité. Et ceci n’est point affaire de sujets : Larsson et Zorn ont refait après tous nos paysagistes les motifs de la forêt de Fontainebleau et ont montré qu’ils les comprenaient d’une manière personnelle.

On ne peut admettre que des artistes puissamment doués en général s’épuisent en longs efforts pour acquérir un talent de concurrence qui se serait manifesté de lui-même et sous une forme meilleure en Scandinavie ; il y a là un travail dépensé sans résultat dans bien des cas et toujours pour un résultat banal. Il est donc intéressant d’examiner si les conditions sociales du milieu où travaille l’artiste suédois lui font, entre ses compatriotes, une situation qui justifie ces singuliers expatriemens.

La question a été vivement posée en Scandinavie. Dans son meilleur ouvrage, la Chambre rouge[1], Strindberg soutient, avec sa véhémence habituelle, que peintres et sculpteurs sont, à Stockholm, les plus pitoyables bohèmes du monde ; il les montre maintenus en dehors d’une société bourgeoisement hiérarchisée, usant leur talent en vaines tentatives contre l’indifférence d’un public de gens d’affaires. La lecture du réquisitoire de Strindberg est troublante : mais il faut reconnaître que ses affirmations pessimistes ne paraissent nullement démontrées par l’observation directe des faits. Sans doute, la Suède subit le contre-coup de la crise que traverse l’Europe intellectuelle : le nombre des

  1. La « Chambre ronge » est le nom d’une salle de Stockholm où s’est longtemps réuni un groupe de littérateurs et d’artistes appartenant à l’école réaliste.