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visite sur les bords de la Neva. On avait sans doute vu, en 1807, le glorieux soldat de la révolution aborder et embrasser Alexandre Ier sur le radeau du Niémen ; mais il avait conquis lui-même le titre d’empereur, et le prestige de tant de victoires, qui avaient mis l’Europe à ses pieds, rayonnait autour de son front. Il sortait comme le dieu de la guerre de la fumée de cent batailles. Aujourd’hui, rien de semblable. M. Félix Faure représente la démocratie pure et simple, honnête, laborieuse, où chacun est fils de ses œuvres. Entre le commencement et la fin du siècle, on peut mesurer la distance parcourue. Certes, un incident aussi nouveau est fait par lui-même pour étonner. Si la tradition est une force, c’est parce qu’elle permet de faire certaines choses sans aucun effort ; il en a fallu un très grand, au contraire, pour amener la Russie, la France et leurs représentans au point où ils en sont les uns et les autres, et cet effort heureux témoigne d’une force d’un autre genre, à laquelle on nous permettra bien d’attacher aussi quelque prix. On connaît le mot de ce doge de Venise qui, étant venu rendre hommage à Louis XIV, disait que ce qui lui avait paru le plus extraordinaire à Versailles était de s’y voir. M. Félix Faure a dû faire quelque réflexion du même genre, bien qu’il ne l’ait pas exprimée, en se voyant sous les lambris des palais impériaux. Et ce n’est pas de l’homme que nous parlons, mais de la France républicaine et démocratique dont il est l’image. Qui aurait dit, il y a quelques années seulement, que sa place serait là, et qu’on tiendrait assez à son amitié et à son alliance pour passer sur tant de préjugés, voire de traditions contraires, et en venir à un aussi surprenant résultat ?

L’enthousiasme du peuple russe a été égal à celui que le peuple français a montré l’année dernière, lorsque Nicolas II est venu en France. Nos marins ont été traités à Saint-Pétersbourg comme les marins russes l’avaient été à Toulon et à Paris. La foule qui se pressait autour de M. Félix Faure rappelait celle qui s’était pressée chez nous autour de l’empereur. Les acclamations étaient les mêmes, à la fois respectueuses et ardentes. Les arcs de triomphe, les fleurs, les illuminations, les feux d’artifice n’ont pas été moins somptueusement prodigués dans une capitale que dans l’autre. Mais à tout cela on s’attendait un peu, et ceux qui cherchent sous l’apparence extérieure des choses, quelque pompeuse qu’elle soit, ce qu’elle cache de sérieux et de profond, attendaient avec impatience les paroles qui seraient prononcées par le président de la République et par l’empereur. C’est pour les peser mot par mot que les diplomates du monde entier avaient apprêté leurs balances les plus sensibles. Il s’agissait de savoir si les expressions dont