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Assis à la terrasse, Marquis se mit à raconter à quelques officiers de la garnison des nouvelles plus stupéfiantes encore : toujours, qu’il inventât ou mentît, il avait un accent de sincérité admirable, trouvait des oreilles crédules. Comme Du Breuil s’informait auprès de lui du bivouac des lanciers de la Garde, nommait Lacoste, Marquis s’écriait :

— Lacoste, parfaitement, il a été tué d’un coup de pied de cheval !

Il précisait :

— Je le connais bien, un petit gros, chauve, qui a de l’asthme.

Non, ce n’était pas ça du tout, et Du Breuil, rassuré, rentrait aux bureaux de l’état-major, quand, justement, il rencontra son ami à cheval, envoyé en mission par le général Desvaux. Funèbre, Lacoste ! Il penchait la tête vers les pavés, et son cheval, Conquérant, boitait. À l’appel que lança Du Breuil, il releva la tête, eut un sourire morne, qui fit saillir ses pommettes rouges et paraître ses yeux plus creux :

— Alors, c’est ça qu’on appelle se battre ! dit-il amèrement. Piétiner dans la boue, car voilà notre besogne depuis que je ne t’ai vu. Les chevaux fourbus, les hommes éreintés, tout ça pour reculer honteusement, comme si nous avions peur de la pluie. La pluie, la boue, voilà notre lot, depuis huit jours… Mais le plus triste, ce sont ces malheureux, les habitans qui fuient.

Il pensait aux siens, Du Breuil le comprit, aux humbles paysans de la Creuse, sains et saufs, eux du moins. Il reprit en baissant la voix avec une exaltation douloureuse :

— Tout à l’heure, j’ai rencontré une vieille… une vieille sur une voiture. Mon cher, il y a des ressemblances qui font mal. Elle serrait sur sa poitrine un paquet de linge tout usé. J’ai cru voir ma mère. Et nous, soldats, nous voyons cela, nous le voyons et nous ne faisons rien pour repousser l’envahisseur. Tiens, c’est écœurant ! Il y a des momens où j’ai envie de recevoir une balle dans la tête, et que ce soit fini. La France est perdue !

— Voyons, fit doucement Du Breuil.

— Perdue ! répétait Lacoste d’une voix âpre, tu verras, tu verras !

Du Breuil regagna les bureaux, la mort dans l’âme.

Là, tout justifiait son angoisse. Une crue de la Moselle submergeait quelques ponts, enlevait les autres, couvrant les prairies