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devoir. Il n’éprouvait plus un sentiment humain, il allait, venait, dormait les yeux ouverts. Un moment, il s’essuya le visage ; du sang tiède y avait sauté, du sang que rejetait, en encensant, le cheval blessé de Restaud. Il entendit raconter à côté de lui que l’ennemi était repoussé de partout, et que l’infanterie de Ladmirault venait de faire une belle charge à la baïonnette. Il dit : — Ah ! — puis il apprit que l’on allait reprendre la retraite. Tout lui était égal. Et il vit tomber la nuit ; la fraîcheur le ranima. S’il avait pu formuler un désir, c’eût été de se tremper dans une eau fraîche : les bains en rivière, la jolie source qui coulait dans le parc breton des Guïonic… l’Opéra, le bracelet d’opales… — On rentrait ! lui jeta un camarade — Quoi ? — On rentrait à Metz. — Pourquoi ?… C’est vrai, la guerre ! La France en danger, la retraite sur Verdun ?… Tout cela lui parut étrange. Décidément, il faisait frais. Des blessés gémirent, dans un fossé. Alors, on était vainqueur ? Il s’étonnait d’entendre moins le canon, dont le grondement s’apaisait. Il y eut même, tout à coup, un long silence, fait de mille bruissemens, de mille soupirs, de plaintes confuses, comme un grand râle. Du Breuil frissonna. Massoli et Francastel venaient d’être appelés, on l’appela à son tour. Ordre à porter à la 3e division du 3e corps de se remettre en route le plus tôt possible. Cette voix sans visage, qui lui parlait dans les ténèbres, le troubla. Il faisait bien noir ; la lune cependant versait sur les champs une lueur pâle.

Il s’orienta vers Borny. De grandes clartés rousses, au loin, montèrent de fermes incendiées. Cydalise lasse buttait ; à chaque fois, elle faisait entendre un petit gémissement. Soudain un cheval gisant en travers d’un chemin se releva, huma le vent, hennit et s’approcha, tout écloppé, sur trois pattes, laissant couler du ventre ses entrailles. Du Breuil fut pris d’une telle pitié qu’il mit la main à son revolver pour l’achever ; puis, par manque de courage, il s’éloigna, laissant la pauvre bête achever de mourir. La fraîcheur de la nuit le pénétrait de plus en plus, ravivant son émotion, réveillant son âme à l’atrocité des choses. Un cadavre, visage blême, yeux troubles, ricanait là, sous la lune. Ce furent des piétinemens sourds de chevaux, des pas cadencés de fantassins, des formes sombres, un amas grouillant d’hommes, au dos desquels luisait le fer-blanc des gamelles.

Il arriva devant la ferme de Borny, une ambulance y était installée. Un officier du génie, de l’état-major du 3e corps,