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la bassesse de sa nature entraîne à sa ruine bien plutôt qu’un noble désir d’au-delà : en sorte que Méphistophélès paraît faire un marché de dupe, en payant une âme qui certainement lui serait échue. Quant au récit, il est monotone, ennuyeux, alourdi par des réflexions pédantesques, par de banales prêcheries.

Malgré Spiess, Widmann et autres, il fallait qu’il y eût, dans la légende de Faust, des traits qui ont subsisté, pour ainsi dire, entre les lignes de leurs récits : traits que nous ignorons, qui ont dû disparaître avec les traditions orales, ou qu’ont faussés et gâtés les phrases pesantes des rédacteurs. Il le faut bien, car autrement on ne s’expliquerait guère que cette légende, si médiocrement contée, se soit à un tel point emparée de l’imagination populaire et qu’elle ait très tôt excité la fantaisie des poètes. Dès 1589, en effet, — c’est-à-dire deux ans après la publication du livre de Spiess, — nous la voyons arriver au théâtre, par les soins d’un des mieux doués parmi les dramaturges anglais de l’époque d’Elisabeth, Marlowe. Représentée cette année-là, la pièce[1] ne fut imprimée qu’en 1604, après avoir été retouchée et remaniée dans l’intervalle. D’un coup d’aile, le génie tumultueux du jeune poète a relevé le sujet, à moins que son instinct ne lui en ait rendu le sens véritable, obscurci par la manie prédicante des théologiens allemands. Bien qu’il suive assez fidèlement le livre populaire, il ennoblit son héros. Son Faust n’est plus le piteux privat docent et le médiocre sorcier de Spiess et de Widmann : il est un grand esprit, qui a fait le tour du savoir humain, qu’attirent les abîmes de l’Inconnaissable, qui se perdra surtout parce que sa curiosité le pousse « aussi loin que peut atteindre le génie de l’homme », parce que, comme plus tard les héros de Byron, il n’aspire à rien de moins qu’à être « un Dieu puissant ». Sans doute, la soif des jouissances terrestres l’envahit à son heure : mais c’est lorsque son âme, qu’il a vendue pour d’autres joies, s’affaiblit et s’épuise. Marlowe retrouve d’instinct l’être aux Castes désirs que ne fut peut-être jamais l’authentique Georges Sabellicus, mais qui seul peut représenter dans son ampleur, dans sa séduction, dans son charme dangereux et souverain, le digne type de l’homme qui se damne dans l’éternité pour la joie de réaliser dans le siècle toute son humanité. Après lui, — et pour longtemps, — la légende retombe au niveau du livre de Jean Spiess. On a

  1. The tragical history of doctor Faust.