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LE DÉSASTRE.

bouche ouverte, la tête contre son fourniment. Du Breuil croisait un groupe d’officiers, autour d’un colonel qui consultait sa carte, assis sur un pliant. Soudain, sur les hauteurs de Montigny, on vit floconner dans l’air un petit nuage blanc opaque. Une détonation retentit. Presque aussitôt un point noir, un obus en droite ligne siffla, grandit. Une lançade de Brutus affolé emporta Du Breuil ; l’obus, au milieu du groupe, éclatait. Seconde éperdue, où, dans un éclair rouge, il eut aux tempes le vent de la mort, aux yeux cet horrible tableau : une tête coupée net, trois corps qui s’affalent, et par terre, dans une mare de sang, près du pliant resté debout, le colonel blanc comme un linge, le ventre et les jambes broyées. Il se retourna. Le petit chasseur trottait derrière lui.

Un second, puis un troisième obus éclataient, sans blesser personne. Comme il atteignait les premières maisons de Longeville, de violentes détonations, à gauche, retentirent. Le Saint-Quentin répondait.

Il dut ralentir, devant un long pavillon, dont la cour était pleine d’officiers et de gens à la livrée verte refluant jusque dans la rue, où des fourgons et des équipages stationnaient. Aux voitures timbrées des armes impériales, à la compagnie de garde, immobile sous les armes, il reconnut la maison où le Souverain venait de passer la nuit. L’alerte causée par les obus de Montigny était grande. On venait de prescrire en hâte le départ. Sensation étrange, douloureuse presque pour lui, de cet Empereur en fuite, devenu du jour au lendemain un personnage d’apparat qui embarrassait les autres, embarrassé de lui-même.

La figure du petit chasseur le frappa ; elle exprimait maintenant une joie naïve de badaud. Puis les yeux du faubourien eurent un éclair : une blague voyoute déformait le coin de la bouche. Du Breuil revit le dîner de Saint-Cloud, le visage auguste, et cet air de souffrance, d’accablement…

Il mit une heure à franchir les deux kilomètres qui séparent Longeville du Ban-Saint-Martin. Comme il traversait un régiment de lignards au repos, il eut le cœur aux lèvres, se boucha le nez. Une odeur insupportable se dégageait. Des tringlots qui passaient, juchés sur une prolonge d’avoine, ricanèrent :

— Tas de charognards !

— Tas de rossards ! leur jetaient en réponse des voix de mépris, un peu envieuses.

Mais il n’y avait pas à en douter… Cette odeur !… Le régiment