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LE DÉSASTRE.

cercle, tous deux avaient taillé plus d’une banque au Sporting-Club, dépêché plus d’un souper, entre Rose Noël et Nini Déglaure. Ces souvenirs leur parurent étranges. Avaient-ils vraiment vécu de la sorte, autrefois ? Depuis quinze jours, ils étaient d’autres hommes, ils se voyaient autres.

Lesté d’une aile de poulet, d’un verre de bordeaux, — le petit chasseur avait dévoré la carcasse et vidé le fond de la bouteille, — Du Breuil partait. Il retraversa les campemens du 3e corps, mis en rumeur par l’ordre de départ. On abattait les tentes, on chargeait les bagages. Quelques faisceaux étaient déjà rompus. Les troupes s’alignaient.

Aux portes de Metz, au Ban-Saint-Martin, l’envahissement recommença. Et sous le ciel de plomb, c’était le même tumulte, coulée en avant du fleuve d’hommes et de voitures. Tout cela suant, peinant, soufflant, jurant, les chevaux s’abattant, les conducteurs fouaillant, bâtonnant leurs attelages sous la poussière aveuglante et le soleil ardent. De distance en distance, il reconnut quelques-uns de ses camarades de l’état-major général. Ils s’efforçaient de mettre un peu d’ordre. Restaud, rencontré à hauteur de Longeville, lui apprit que le maréchal avait prescrit de licencier les voitures auxiliaires.

— Mais elles portent les vivres ! dit Du Breuil.

— Nous en trouverons en route.

— Il eût été plus simple d’utiliser dès hier les chemins de Lorry, de Woippy, ou bien de laisser à Metz tout cela, grommela-t-il.

Il ne pouvait comprendre cette conduite d’un chef qui, en pleine retraite, devant un ennemi entreprenant, attendait, pour se débarrasser d’impedimenta inutiles, qu’ils eussent produit un tel désordre, un encombrement si funeste.

— À quoi bon discuter ? fit Restaud. J’exécute.

On ne pouvait cependant licencier les voitures qu’une fois déchargées ; il fallait donc les ramener en arrière. Celles qui avaient pas dépassé Longeville, étaient seules en mesure de rebrousser chemin. Les autres, engagées dans le défilé, demeuraient contraintes d’avancer. Elles n’eussent, en faisant demi-tour, servi qu’à redoubler la lenteur et le désarroi. Et tandis qu’aidé d’intendans et de vaguemestres, Restaud barrait le passage aux convoyeurs en délire, une à une, les voitures du train, l’artillerie, les réserves se détachaient de l’enchevêtrement des pre-