Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 143.djvu/521

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
515
LE DÉSASTRE.

buffet garni d’assiettes peintes… Un écœurement le prit : avec le petit jour, qui blêmissait aux carreaux couverts de buée, la situation se dessina plus nette.

Il ouvrit doucement la porte, traversa sans bruit une grande pièce pleine de blessés… souffles courts, plaintes en rêve, regards de souffrance et d’insomnie… Dans la rue, encombrée de fourgons dételés, de chevaux attachés aux roues, de bagages autour desquels s’empressaient des ordonnances, il aperçut Frisch courbé sur un grand chien qui gémissait sans discontinuer, vautré devant la fenêtre. Les pattes raides, la tête de côté, le dogue d’Ulm vit venir Du Breuil, et sans bouger poussa de nouveau son hurlement sinistre.

— Toute la nuit, dit Frisch, il a aboyé à la mort. Il appelle son maître.

Pauvre Titan !… Du Breuil, à la lueur d’un feu, l’avait reconnu, dans la nuit, comme il croisait les bagages de la Garde, en arrivant à Gravelotte. Réclamé aussitôt par Frisch, le chien s’était laissé conduire. « Mais, raconta le brave garçon en montrant une écuelle de soupe, il n’a touché à rien, et depuis deux heures du matin, il pleure à sa manière, même qu’un blessé, furieux, voulait lui coller une balle dans la peau !… »

Les yeux de Du Breuil se mouillaient au cruel souvenir. L’odieuse, la stupide fin ! Puis, de Lacoste — qu’était devenu le corps de son ami ? — sa pensée sautait aux derniers événemens : vers dix heures du soir, ayant retrouvé le commandant en chef, près de la maison de poste, il était rentré silencieusement à Gravelotte avec l’état-major, à son rang. La route était couverte de soldats d’infanterie qui avaient quitté leurs régimens pour trouver un abri dans le village. Le maréchal, à cette vue, laissait échapper quelques réflexions amères. Cependant l’espérance, la joie, se lisaient sur les visages. On attendait les ordres avec impatience… Chacun se réjouissait de la victoire, pensait la compléter, le lendemain.

— À l’aube, disait Restaud, on va reprendre le mouvement, achever la déroute de l’ennemi…

Rentré à l’auberge d’où l’Empereur était parti le matin, Bazaine avait fait appeler l’intendant en chef : ordre de se rendre à Metz de suite avec une partie de son personnel pour y chercher un convoi de vivres, et l’en ramener à la pointe du jour. — « Bien la peine de l’avoir licencié la veille ! » murmurait Floppe.