Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 143.djvu/525

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
519
LE DÉSASTRE.

des caisses de biscuit, des vivres de campagne, des effets de campement, du linge, des chaussures…

— Qui a donné l'ordre de brûler tout cela ? demanda-t-il à un gros fonctionnaire de l’intendance qui s’épongeait le front, éperdu.

— Le commandant en chef, monsieur. Les voitures manquent, nous en avons déchargé des quantités, hier, pour le transport des blessés.

Un artilleur, en train d’empiler des sacs de café sur un caisson, ricana : — « C’est une idée, ça !… Au lieu d’utiliser les voitures vides… » Des soldats de ligne pillaient, en passant, des couvertures, des pantalons… Un peloton de chasseurs à pied fit main basse sur un tas de souliers, repartit avec des godillots neufs suspendus au canon des fusils. De grandes flammes montaient, trouant la fumée lourde. Soudain un bouquet d’artifice éclata. Des sacs de sel, jetés au feu par centaines, pétillaient, fusaient. Des nappes brunes de sucre fondu noircissaient le sol, à côté de légumes secs, qui éclataient avant de se calciner. Un acre relent prenait à la gorge, de caramel, de cuirs racornis et tordus, de drap roussi. Les viandes de conserve répandaient une odeur de chair grillée.

— Paraît que les vivres manquent ! dit un hussard en maraude, avec un coup d’œil à l’artilleur, qui s’apprêtait à repartir, sa voiture chargée.

— Oui, paraît ! — Il fit claquer son fouet. — C’est toujours pas les blessés qui manquent, ma vieille, écoute-moi ça !

De longues plaintes, des appels, des cris, sortaient des maisons du village où quantité de malheureux gisaient, abandonnés ; cela se fondait en un seul gémissement, très doux, très bas… Du Breuil se souvint alors d’un autre gémissement pareil, le soir de Borny. Et songeant aux morts, à tous les morts qui dormaient, confians, un rêve de victoire dans leurs prunelles agrandies, — il piqua des deux, avec un élan de rage et d’horreur, loin du plateau fatal.

Route morne, à côté de Laisné, muet. Sitôt le défilé franchi, le 2e corps, face à la route, prenait ses emplacemens. sur la croupe qui s’étend jusqu’à Rozérieulles. — Une position magnifique, dit Laisné, partez tranquille ! Nous allons fortifier ça. — Du Breuil s éloignait, le long de cette même voie romaine qu’il avait suivie deux jours auparavant, avec Jubault. Lentement, dans l’azur splendide, le cercle de l’horizon grandit, grandit. Le vaste paysage