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la sensiblerie du XVIIIe siècle, sur le théâtre grec, sur Shakspeare ? — Ici encore je réponds : — Nous pensons, quant à l’essentiel, comme Geoffroy lui-même. Voltaire étant sa bête noire, il a merveilleusement vu tout le faible de son théâtre, et que ses tragédies glissent au mélodrame. Les froides et fades tragédies du XVIIIe siècle et du premier Empire, Geoffroy en dit déjà tout le mal qu’en diront les romantiques. Il juge que la « comédie larmoyante » est une « corruption » de la comédie. Il a ce mot substantiel, que « le romanesque est le plus grand ennemi du dramatique. » Il ne parle, — comme nous, — que de nature et de naturel, de simplicité et de vérité. Il hait la « philosophie, » la fausse humanité, la sensiblerie du temps. Là-dessus, il est intarissable, il abonde en railleries fortes et drues : « … On doit être aujourd’hui rassasié, au théâtre, d’héroïsme et de générosité : la bienfaisance y est aussi banale qu’elle est rare dans le monde ; il n’y a point d’auteur qui ne se croie un grand génie quand il a mis sur la scène un personnage ami de l’humanité souffrante : c’est une sorte de ruse philosophique d’avoir ajouté aux règles d’Aristote le sublime précepte de l’Évangile sur la charité, et d’avoir transporté la première des vertus religieuses du sanctuaire au théâtre. L’égoïsme est dans la société, la bienfaisance est sur la scène : les malheureux n’en entendent point parler, parce qu’ils ne vont point à la comédie. »

Il sent très bien l’énormité de Shakspeare, et surtout en quoi Shakspeare est vivant. Il l’appelle « l’ardent et fougueux Shakspeare » ; il qualifie ses pièces de « drames gigantesques, » de « masses qui épouvantent l’œil et l’imagination par leur audace. » Il dit que Shakspeare est « un répertoire immense de caractères et de situations vraiment tragiques. » Il s’élève contre la niaise timidité de ses adaptateurs, Saurin, Ducis, « employant tous les ingrédiens de la pharmacie française pour édulcorer cette plante britannique si amère et si sauvage » et il conclut : « J’aime mieux Shakspeare tout nu que garrotté par Aristote. »

Il a le sentiment le plus net de ce qu’il y a de relatif aux temps et aux lieux dans la valeur des œuvres d’art. « Chaque génération apporte au théâtre de nouvelles idées, un nouveau goût ; ce changement de spectateurs apporte une révolution dans la manière de voir et de penser… Ce fait d’histoire naturelle (sic) frappe de nullité toutes les déclamations sur la décadence. » — « Le patriotisme est une grande vertu en morale et en politique ; c’est un grand vice en littérature. Il faut se dépouiller de toute affection nationale, il faut oublier son pays si l’on veut goûter et juger les auteurs étrangers, anciens et modernes. Le Français croit qu’on n’a jamais su penser et vivre ailleurs qu’en