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et le tavogliere de la Pouille. Il y a vingt ans à peine, à la fin du printemps et à la fin de l’automne, les tratturi, semblables tout le reste de l’année à un lit de torrent desséché, se remplissaient d’un flot vivant qui roulait vers la mer ou qui refluait vers la montagne. C’était une armée d’animaux pareille à celles qu’entraînaient aux époques primitives les grands mouvemens de population. On peut encore se représenter la majesté patriarcale de ces vastes migrations, si l’on se trouve aux mois du passage sur une route qui continue le tratturo. Une nuit de novembre (les grandes marches des troupeaux se font la nuit), entre Venosa et Molli, nous dûmes nous ranger pour laisser passer, avec un roulement de marée et un grand battement de cloches, un millier peut-être de bœufs blancs escortés par des cavaliers à silhouette barbare.

Le régime de la transhumance restera une nécessité imposée par le climat tant qu’il y aura des troupeaux dans l’Italie méridionale. Mais de nos jours l’élevage a cédé devant l’envahissement de la culture : la plaine de Foggia, autrefois domaine royal loué pour la saison aux maîtres des troupeaux, a été morcelée, vendue et labourée. L’élève du bétail fournissait au moyen âge le plus beau revenu du trésor royal, et un Frédéric II ou un Charles d’Anjou étaient les plus grands propriétaires de troupeaux de leur royaume. Aujourd’hui la source de richesse la plus ancienne et la plus constante peut-être que possédât l’Italie méridionale menace de tarir. Le vent d’agiotage venu de la nouvelle capitale, après avoir entraîné les princes romains à l’aventure fatale des grandes constructions demeurées vides, souffla jusqu’aux provinces du sud. Quelques fortunes rapides, favorisées par le jeu des événemens ou par les manœuvres de sociétés intéressées, firent tourner les têtes. Alors les cultivateurs de la Pouille se mirent à arracher leurs oliviers les plus vigoureux pour faire de la vigne, et des propriétaires de Basilicate, après avoir envoyé aux bouchers leurs bêtes à cornes, mirent la charrue dans les terres les plus ingrates, pour les contraindre à produire du blé. Quels seront dans l’avenir les résultats de ce coup de folie, dont l’impulsion est, je crois, partie de Rome et qui a compromis dans l’Italie méridionale la première tentative de transformation économique ? Je ne sais, mais à coup sûr la conséquence immédiate en fut de restreindre brusquement le nombre des troupeaux et des bergers nomades. Dès maintenant le fameux tavogliere, qui pendant les