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sapeur, dont la barbe descendait jusqu’au ventre, serrait dans ses bras un agneau, en le couvant du regard. La mère, une brebis boiteuse, suivait, bêlante. La joie, la fierté de ces braves gens, faisaient plaisir à voir ; et plaisir aussi ces bêtes vouées au couteau, qui apportaient avec elles l’odeur des champs et des étables, une douceur de paix rustique dans leur démarche lente, leurs yeux vagues et leurs cris plaintifs. Du Breuil remarqua la longue tête aux yeux fermés d’un mouton, le mufle baveux d’une vache. L’aspect de ces troupeaux lui parut insolite, depuis longtemps il avait cessé d’en voir. Seules, les agonies innombrables des chevaux repaissaient ses regards. Il crut entendre la voix gaie du capitaine : « Ça fera un fameux civet ! » Oui, et de succulens pot-au-feu, de substantiels rôtis. Il eut une vision brève de plats fumans, se retrouva tout à coup au café Riche, avec d’Avol, le soir de la Marseillaise à l’Opéra. Il revit l’onctueux maître d’hôtel : « Canetons à la rouennaise ? Côtelettes d’agneau ? » Certes, au lieu des éternels beefsteaks de cheval clairsemés de pommes de terre, il eût payé cher un tel festin. Mais il songeait aux misères du soldat…

Quelle privation, pour la troupe, celle du pain, du savoureux pain bis ! On n’avait plus, à la place, qu’une bouchée de pâte spongieuse et sans suc, mêlée de son et de détritus. La viande de cheval, augmentée de ration, n’y suppléait pas. Coriace et filandreuse, elle était indigeste aux estomacs les plus robustes. Pire encore le manque de sel, pourtant indispensable à l’organisme. En ville même, il faisait presque totalement défaut. Dieu sait cependant avec quelle avidité les malheureux soldats cherchaient à se procurer ce sel vital ! On en avait vu qui en mendiaient, dans les maisons ; d’autres en volaient ; certains, aux dépens de leur santé, absorbaient du salpêtre ; beaucoup, aux avant-postes, eussent bravé les coups de fusil pour aller voir, dans les fermes, si le saloir, les boîtes à sel suspendues au mur, contenaient encore quelques grains.

Revenant par la plaine du Sablon, il aperçut à l’entrée du village un tumultueux rassemblement ; des bras levés, des faces d’ivresse meurtrière, se démenaient, avec des glapissemens et des huées, autour de quelques soldats et d’un officier gesticulant. Du Breuil distingua Gugl lié à un arbre ; des fagots s’amoncelaient autour de lui. Son visage n’était qu’une boue sanglante, et de sa bouche, un grand trou noir, sortaient les hurlemens