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Moïse, mais ne se montra point à lui. Ce n’est pas avec ses oreilles, c’est avec ses yeux, plus facilement tentés et coupables, que Job avait fait un pacte. Jésus enfin n’a pas dit, quand il était parmi les hommes : Heureux celui qui me contemple ! Il a dit : « Heureux celui qui écoute la parole de Dieu ! Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru ! » il s’est appelé le Verbe, et c’est à l’oreille que le Verbe s’adresse.

Sensible au plus noble de nos sens, la musique n’est sensible qu’à un sens unique. L’ouïe, dans la perception de l’œuvre musicale, agit plus seule et se suffit mieux à elle-même que la vue dans la perception de l’œuvre peinte, sculptée, fût-ce architecturale. Soit en imagination, soit en réalité, le toucher s’intéresse volontiers au relief, à la matière même des formes plastiques, statue, bas-relief ou colonne. On dit communément des personnages ou des objets représentés par la peinture, qu’on croirait les toucher. On touche en effet et l’on caresse, afin d’en ressentir doublement la beauté, les tambours de marbre des Propylées ou du Parthénon. Vous savez enfin que le vieux Michel-Ange aimait à promener ses mains tremblantes sur le torse antique du Vatican, L’habituelle « défense de toucher aux objets exposés » n’a d’autre but que de prévenir chez les visiteurs d’un musée la recherche instinctive autant qu’indiscrète de cette sensation complémentaire. Mais en musique la sensation est rigoureusement une ; invisible, impalpable, la musique ne peut que s’entendre, et cela constitue à son honneur, par rapport aux autres arts, un minimum ou un minus de sensualisme ou de sensualité.

Enfin, de cette sensation unique, la musique, dans une certaine mesure, arrive même à se passer. La musique peut exister d’une existence muette, c’est-à-dire indépendamment du sens qui lui est spécialement affecté. Le plus grand des musiciens était sourd. Il a créé, sourd, ses plus magnifiques chefs-d’œuvre. Et de même qu’un sourd a pu composer des symphonies, un sourd, qui peut les lire, n’est pas entièrement incapable de les percevoir, de les comprendre et d’en jouir. La perte de l’ouïe diminue évidemment, et dans des proportions notables, les facultés musicales ; elle ne les abolit pas. Au contraire, on imagine difficilement un peintre, un sculpteur, un architecte aveugle, ou qu’un aveugle puisse rien sentir d’un tableau, d’une statue ou d’un édifice. Non seulement rien sentir, mais rien connaître même, ou presque rien. Si je perds aujourd’hui la vue, que m’apprendront toutes les