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mais déjà le remords ne lui laissait plus de trêve. Ayant traversé une colonie de Shakers il comprit qu’il était né pour devenir l’un d’eux. Sa femme, de son côté, eut en dormant un rêve significatif ; elle vit une église qui avait la forme d’une malle de voyage et où des inconnus en costumes bizarres, comme elle n’en avait jamais rencontré, étaient à danser. Quand elle visita les Shakers, elle reconnut tout cela et se rendit au miracle.

Elle et son mari vécurent comme frère et sœur à Lebanon jusqu’à un âge avancé. Depuis ses dix ans, sœur Harriet est donc trembleuse. Comme elle me le dit humblement : — Je n’avais pas le choix. — Et elle implique aussi qu’elle n’a pas eu de mérite, en ajoutant : — Dieu m’a bénie ; je n’ai jamais entendu jurer, je n’ai jamais vu un homme ivre, je n’ai pas connaissance d’un péché grave. — Il y eut dans sa vie deux chagrins : le premier quand il lui fallut quitter ses parens pour faire l’école aux petites filles, quoiqu’elle aime tant les enfans ! Le second quand une terrible catastrophe frappa New Lebanon, la société mère où elle avait vécu jusque-là. Un de ces ouvriers du dehors que les Shakers s’adjoignent quelquefois lorsqu’ils ne sont pas assez nombreux pour mener à bien les travaux des champs, fut pris d’une folie haineuse, il badigeonna de pétrole tous les bâtimens qui sont en bois, et y mit le feu. Les pertes matérielles furent énormes ; Harriet se sauva la dernière à l’aide d’une corde, suspendue à la fenêtre de la maison qu’elle habitait. Elle se réfugia à New Gloucester. Depuis Lebanon est sorti de ses cendres, mais l’ancienne Harriet est restée dans le Maine où elle rend de grands services par son expérience en éducation et en affaires. Personne ne s’entend mieux qu’elle à vendre les petits ouvrages fabriqués par les sœurs. Elle a partout des amis.

Nous dînons toutes les deux seules, S. et moi, dans une petite salle réservée aux étrangers et où l’on nous sert un repas différent de celui de la communauté qui est, sinon tout à fait végétarienne, du moins très peu adonnée à l’usage de la viande. Quoi que nous puissions dire, un bifteck nous est offert accompagné de légumes et de deux entremets pour le moins, dont un délicieux gâteau de rhubarbe, le tout arrosé d’excellent thé.

Les Shakers se défendent absolument la viande de porc et les