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traits : « ils vendaient et achetaient » paraissent bien lourdement indiqués. Ces justes emploient volontiers le jargon des économistes, ils parlent trop souvent, à propos de choses divines, de balances et de compensations, ils n’ont pas le sublime essor de désintéressement, le poétique amour de la pauvreté volontaire qui accompagne chez les catholiques la folie de la croix. Ils n’ont pas non plus la même humilité ; la plupart d’entre eux se croient sans péché. Cet orgueil apparent tient d’ailleurs à des idées particulières sur la perfection : un homme est parfait à leurs yeux en accomplissant dans la mesure de ses forces tout ce que Dieu attend de lui. Quant à l’existence d’un état qui ne peut plus s’améliorer, ils ne l’admettent ni pour le temps ni pour l’éternité, car ce serait, disent-ils, la fin de la vie spirituelle.

Cette perfection relative ainsi posée, les Shakers l’atteignent probablement dès ce monde. J’en crois ce que j’ai vu : l’absence de toute contention entre eux, la crainte du mal exprimée dans leurs moindres actes, le travail élevé au rang de vertu, la douceur imposée si rigoureusement qu’aucun d’eux, après une parole un peu vive adressée à l’un de ses frères, n’oserait aller à la prière sans avoir demandé pardon, non pas seulement à l’offensé, mais aux témoins de l’offense.

En pareille compagnie, on se sent une créature chargée de terre pour ainsi dire ; l’intimité de gens si près de passer à l’état de purs esprits vous gêne, vous intimide, vous semble presque redoutable. Mais sur un point ils sont humains, je le répète, ils trafiquent et ils amassent, Ann Lee, toute la première, paraît-il, recommandait l’industrie. Aussi leurs détracteurs prétendent-ils que les vertus monastiques s’enfuiront par cette porte ouverte sur la business, et qu’il ne restera bientôt des établissemens shakers qu’autant de colonies agricoles ou industrielles, prospères, honnêtes, économes, mais où l’on ne se croira plus obligés de vivre comme des saints. Si cela devait arriver, c’en serait fait sans doute du communisme, malgré tout ce qu’on peut dire de nouvelles communautés absolument laïques, et florissantes néanmoins, dans le Tennessee, sous le patronage du grand nom de Ruskin. Beaucoup d’autres ont eu d’heureux débuts, mais toujours pour sombrer assez vite comme la fameuse Icarie de Cabet. Les Shakers seuls jusqu’ici auront réalisé, même en admettant que leur fin soit proche, le problème de la durée.