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— Maxime !

La figure maigre s’éclaira ; Judin souriait, le bras droit en écharpe. Son parapluie le gêna pour saluer. Son infirmité lui causait plus de chagrin que de douleur physique. Devant la jeune femme surtout, à laquelle on le présentait, son humiliation fut visible. Mme de Fontades avait poussé un petit cri :

— Le vicomte Judin ! mais, était-il parent de… ?

Il se trouva qu’il était en effet parent par alliance d’une tante à elle, un peu son cousin par conséquent. Elle l’invita bien vite à dîner, ravie de trouver en lui un homme de son monde, de ses goûts, — et pour que Décherac ne fût pas jaloux, elle lui pressait le bras gentiment.

— Il y a donc à Metz des tailleurs chic ? demandait Du Breuil.

Il retrouvait, pincé dans une redingote, — pantalon gris perle, guêtres blanches et souliers vernis, — son Judin, le Judin du Cercle, des parties avec Bloomfield, Lapoigne, Peyrode, le Judin d’un temps qui lui paraissait si loin, si loin…

— Comment ! dit Judin, j’ai le propre tailleur du maréchal et du général Boyer. Ces messieurs viennent de se faire faire des habits bourgeois. Vous voyez que je suis informé. Boyer a même dit à cet homme qui lui prenait mesure : « Si je dois défiler devant les Prussiens, j’aime autant que ce ne soit pas en uniforme ! » Textuel ! Pour moi, j’ai rendu ma capote et mon pantalon rouge. Réformé ! Mais, vous savez, sans le dévouement de Mlle Sorbet, j’y passais !

Du Breuil rentrait percé jusqu’aux os au grand Quartier général.

— Vous savez, dit Francastel, après-demain on ne donnera plus rien aux chevaux. Dans cinq jours, plus de pain ! Dans onze jours !… Il claquait de l’ongle sur sa dent.

Ainsi l’armée, la ville… Et Du Breuil eut la vision de l’immense bête aux deux cent mille bouches. Tourmentée d’un besoin vorace et régulier, elle avait englouti depuis deux mois des montagnes d’approvisionnemens, tari des rivières de vin. Des moissons entières s’étaient égrenées avec les piles innombrables des sacs ; des troupeaux avaient été dévorés par centaines. Il fut hanté par l’image des soldats affamés. Les uns mâchaient avec un dégoût avide la viande de cheval, mal cuite, dépecée de la minute. D’autres s’arrachaient les morceaux de pain. Tous, dans leur maigreur blême, prostrés ou fébriles, avaient une tension bestiale des