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LE DÉSASTRE.

hier, 26, — après le conseil, — ordre public à Soleille de les réunir et de les brûler ; Soleille, comme de juste, ne bronche pas. Hier, 27, — après le rapport, — nouveaux ordres : 1° les commandans de corps enverront leurs aigles à l’Arsenal ; 2° le directeur les conservera jusqu’à l’inventaire. Mais comme ce dernier ordre doit bouleverser l’armée, le premier part seul. L’émotion gagne cependant de proche en proche. Alors, pour la calmer, dernières prescriptions aux commandans de corps : c’est pour les brûler, qu’on réunit les aigles. Mais on omet de prévenir Soleille, et l’on a soin de faire avertir l’Arsenal, par Coffinières, de se borner à une réception pure et simple. Les drapeaux ne doivent d’ailleurs être portés que le lendemain matin, à l’heure où le colonel de Girels aura reçu l’ordre de les conserver et de les inventorier, à l’heure où la capitulation signée rendra toute destruction impossible, par respect de la parole donnée ! Au cas, enfin, où quelques fanatiques parviendraient à sauver leurs insignes, Bazaine s’en est excusé, d’avance, près du vainqueur…

Une heure après, il retrouvait Judin à l’hôtel du Nord. Rentrer au Quartier-général, où il n’avait que faire, n’étant pas de service, à quoi bon ? Il valait mieux attendre à Metz il ne savait quoi, l’inconnu des événemens, la possibilité de la sortie…

À table, ils n’échangeaient pas vingt paroles. Comme ils se levaient, Du Breuil, à mots pressés, se dégonfla le cœur. Il dit toutes les ignominies des derniers jours et, pour comble, la comédie infâme des drapeaux. Le soir de Rezonville se dressait dans sa mémoire… Il se rappela la nuit froide, le bivouac éclairé d’un grand feu, le drapeau couché sur son lit de faisceaux ; la terre, alentour, était jonchée de cadavres ; leurs âmes sommeillaient dans ses plis. Demain, avec l’aube, il secouerait son glorieux haillon de soie ; du suaire aux lettres d’or jaillirait vers le soleil le vol des victoires passées… Et maintenant, alignés contre un mur de bureau, ces emblèmes sacrés de la Patrie attendaient dans leur gaine noire qu’un commissaire prussien, armé d’un calepin, vînt les prendre à la pointe du crayon.

Judin releva la tête :

— J’en sais qui échapperont, fit-il. J’ai passé par hasard ce matin à l’hôtel qu’habite Laveaucoupet. Quatre fourgons, contenant les aigles de la garnison disséminée dans les forts, stationnaient devant la porte. Le général, disait-on dans un attroupe-